Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa •
http://www.archive.org/details/nouvellefranceetOObent
NOUVELLE-FRANGE
ET
. "lUVELLE-ANGLETERRE
P
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
DU MÊME AUTEUR
Format grand in-l8.
LES AMÉRICAINES CHEZ ELLES
AMOUR PERDU
UN CHATIMENT
CHOSES ET GENS D'AMÉRIQUE
CONSTANCE (Ouvraçe courouné par l'Académie fran-
çavie)
UNE CONVERSION
UN DIVORCE
UNE DOUBLE ÉPREUVE
ÉMANCIPÉE
FIGURE ÉTRANGE
GEORGETTE (
LA GRANDE SAULIÈRÉ
JACQUELINE
LITTÉRATURE ET MOEURS ÉTRANGÈRES
LEMARIAGE DE JACQUES
LE MEURTRE DE BRUNO GALLI
MISS JANE
NOUVEAUX ROMANCIERS AMÉRICAINS
l'obstacle
LE PARRAIN D'ANNETTE
LA PETITE PERLE
UN REMORDS (Ouvroçe couronné par l'Académie fran-
çaise)
LE RETOUR
LE ROMAN d'un MUET
TENTÉE
TÊTE FOLLE
TONY (Ouvrage couronné par V Académie française) .
LE VEUVAGE d'ALINE
UNE VIE MANQUÉE
LE VIOLON DE JOB
LA VOCATION DE LOUISE
vol.
IMPRIMEUIE CHAi.x, RUE BEROERE 20, PARIS. — 23004-10-98. — (Kscre Lorilleux).
NOTES DE VOYAGE
NOUVELLE-FRANCE
ET
NOUVELLE-ANGLETERRE
PAR
TH. BENTZON Cfî"J)
PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
3, RUE AUBER, 3
1899
Droits de reproduction et de traductiou réservés pour tous les pays,
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.
NOUVELLE-FRANCE
ET
NOUVELLE-ANGLETERRE
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS
Avant de commencer à mettre en ordre les
impressions que j'ai rapportées pelé- môle du
Canada, je voudrais dire comment il m'a été
donné de les recueillir, comment j'ai pu voir
et comprendre très vite beaucoup de choses
en appuyant mes observations, nécessairement
superficielles, sur des connaissances histo-
riques que je n'avais certes pas acquises
à Paris. Ce fut une bonne fortune inat-
tendue qui me fit rencontrer l'un des repré-
sentants les plus distingués de l'Amérique
française en la personne de M. l'abbé Cas-
grain. Nous venions de nous embarquer sur la
1
2 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Champagne, nous n'avions pas encore quitté le
Havre, quand, au milieu d'un nombre de pas-
sagers moins considérable que si le jour du
départ n'eût pas été le 13, cette haute figure
de prêtre qui arpentait le pont à grands pas
déterminés, tout en causant avec un ami, fixa
mon attention. Je dis prêtre, bien que mon
compagnon de traversée portât l'habit civil,
mais il y a je ne sais quoi qui trahit l'état
ecclésiastique même chez un voyageur de
profession comme l'est l'abbé Gasgrain, lequel
entamait bravement sa trentième traversée.
Ce pèlerin annuel aux pays d'Europe, ce
passionné pêcheur de saumon , héritier de
l'étonnante activité physique de sa race, est
pourvu d'une activité d'esprit au moins égale.
Il parlait avec animation en soulignant par
des gestes expressifs un français plus ferme-
ment et plus lourdement prononcé qu'il ne
l'est chez nous d'habitude, et je cherchais en
vain à reconnaître dans les inflexions assez
particulières de sa voix au timbre clair ,
Faccent de telle ou telle province. Cet accent
non classé est tout simplement, on le croit
du moins au Canada, l'accent du xvii® siècle.
Évidemment je me trouvais en présence de
quelqu'un. Grande taille, grands traits, lunettes
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 3
noires abritant des yeux usés par la lecture des
vieux manuscrits , la face rasée développant
une charpente osseuse énergique, les dents
fortes et blanches qui se découvrent tout
entières en parlant, les cheveux gris, épais et
drus sous le chapeau haut de forme, l'air
d'autorité naturelle et involontaire d'un homme
liabitué à inspirer confiance et respect : voilà
en quelques coups de crayon l'abbé Casgrain.
J'entendais, à mesure qu'il passait et repas-
sait, les noms qui, pour moi, ne représentaient
rien encore, de Québec et de Laurier, la ville
française par excellence et le ministre à la
fois catholique et libéral, objet d'un double
dévouement de la part de ce Canadien très
éclairé, supérieur à toute étroitesse. Par la
force de sa parole vivante et persuasive et
aussi la plume à la main, l'abbé Casgrain a
donné autant d'amis à son pays qu'il a eu
d'interlocuteurs et de lecteurs dans une carrière
déjà longue. C'est sa tache en ce monde que
de faire connaître et valoir le Canada français.
Celui-ci est encore tout aux mains de l'Église ;
de nombreux missionnaires continuent dans
ses parties les plus lointaines à faire avancer
pas à pas la civilisation parmi les sauvages;
les écoles sont au pouvoir des prêtres et des
4 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
religieuses ; les archives complètes de tous
les villages, documents uniques et sans prix,
leur appartiennent ; le clergé garde la clef de
tout, et les historiens protestants comme
Parkman l'ont bien compris. Rien n'est pos-
sible sans son intermédiaire. Or, entre les
guides compétents à titres divers qu'il aurait
pu me fournir, j'eusse choisi l'abbé Casgrain,
docteur es lettres , professeur d'université ,
membre de plusieurs sociétés savantes tant
en France qu'en Amérique , biographe de
Montcalm et de Lévis, compilateur patient des
précieuses archives de THôtel-Dieu de Québec,
lauréat de l'Académie française pour l'atta-
chante histoire des Acadiens qu'il a intitulée,
se souvenant de Longfellow : Pèlerinage au pays
(TÉvangéline. Un hasard, auquel il prétend
avoir aidé un peu, le plaça dès le premier
soir de la traversée à la table où je me trou-
vais. Il eut vite fait de se déclarer lecteur assidu
de la Bévue des Deux Mondes; tel fut le début
de ce que je lui demande respectueusement
d'appeler notre amitié. Ce que j'ai vu et appris
au Canada, c'est beaucoup grâce aux facilités
qu'il m'a généreusement procurées. Chez lui
et dans son entourage immédiat j'ai rencontré
les personnalités les plus marquantes de cette
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 5
province de Québec, française autant pour le
moins que la France elle-même.
Je tiens à l'en remercier sous forme d'avant-
propos, d'abord pour avoir le droit de lui dé-
dier mes souvenirs et aussi pour n'être pas
forcée de revenir à chaque instant, comme il
le faudrait sans cela, sur ce que j'ai puisé dans
le trésor toujours ouvert de ses renseignements.
Ayant dit à M. Casgrain que je pensais con-
tinuer au Canada des études déjà commencées
sur la condition des femmes en Amérique, il
me donna cet excellent conseil : « Visitez d'a-
bord les couvents. »
Bien entendu, ce fut lui encore qui me fit
pénétrer dans ces retraites closes, et, après
examen attentif, je déclare qu'avec d'essentielles
différences dans leurs moyens d'action et avec
un but qui n'est certes pas le même, les Amé-
ricaines du Canada ont exercé et exercent encore
une influence sociale tout aussi grande que
leurs sœurs des États-Unis; mais les plus inté-
ressantes d'entre elles sont assurément les reli-
gieuses. Le prestige qu'elles ont hérité de leurs
grandes ancêtres spirituelles, le rôle actif que
ces dernières jouèrent dans la fondation de la
6 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
colonie, le pouvoir indiscuté qui en résulte
pour les religieuses d'aujourd'hui et l'attitude
particulière que leur donne le sentiment de
cette force, les souvenirs émouvants, les glo-
rieuses annales dont elles sont les gardiennes,
le mélange dans les cloîtres comme ailleurs des
deux nationalités anglaise et française, le voi-
sinage de la liberté américaine proprement dite
qui, — je l'avais déjà remarqué tant à Balti-
more qu'à New-York, — ouvre de certaines
fenêtres sur des horizons plus vastes que ne le
comporte dans nos vieux pa^'^s l'état monas-
tique, tout cela contribue à les placer très haut,
même au point de vue purement humain. Je
commencerai donc par une visite dans quelques
couvents cette étude de la Canadienne.
A l'Hôtel -Dieu de Québec ce sera même autre
chose qu'une visite, car j'y ai vécu, quittant,
pour me rapprocher de la duchesse d'Aiguillon
et de ses protégées, les splendeurs du château
Frontenac, l'une des plus magnifiques auberges
qui soient au monde. Ce qui me conduisit chez
les Hospitalières fut justement le goût que
m'avait inspiré un livre de l'abbé Casgrain',
1. Histoire de VHôtel-Dieu de Québec, par l'abbé H.-R. Cas-
grain, Montréal.
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 7
puis, ayant pénétré dans la place, j'y revins
comme malgré moi.
Jamais je n'oublierai cette première entrée
au parloir. Je ne vis d'abord que la grille de
clôture et, en face, attaché à la boiserie, le
portrait de la bienfaitrice de l'endroit, une
belle gravure ancienne qu'entouraient les noms
de Très haute et très puissante dame, Marie
de Vignerod, duchesse d'Aiguillon. Mais dès que
deux religieuses étrangement semblables, dans
leurs vêtements blancs amples et majestueux,
à mes chères amies du Louvre, immortalisées
par Philippe de Ghampaigne , eurent paru
derrière la double grille, tout s'évanouit pour
moi, sauf ces deux intéressants visages : l'un
vermeil, animé, rayonnant de bienveillance et
de franchise, l'autre d'une blancheur d'albâtre
transparent, éclairé par un regard et un sourire
que je ne rencontrerai plus jamais en ce
monde, une mère Agnès qui porte au Canada
le nom de Saint-André. Nous causâmes sim-
plement de tout, à travers les noirs barreaux,
comme nous l'aurions fait dans un salon, et
ma première impression s'affermit; je sentis
qu'une occasion unique se présentait pour moi
de pénétrer au cœur même de la Nouvelle-
France telle que la façonna, bien plus que ne
8 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
le firent jamais gouverneurs ni intendants, ce
triple pouvoir qui abordait le 4" août 1639
à l'île d'Orléans, en vue de Québec, entassé,
on peut le dire, dans la pauvre petite barque
de maître Jacques Vastel : « un collège de
Jésuites, un couvent d'Ursulincs et une maison
d'Hospitalières ». En tout, treize personnes,
y compris un frère et une brave suivante qui
s'était engagée à servir dix ans pourvu qu'à
la fin lui fût donné l'habit de sœur converse.
On sait comment s'était produit l'exode extra-
ordinaire de ces missionnaires des deux sexes.
La duchesse d'Aiguillon, malgré ses boucles
flottantes, les guipures de son corsage et sa toi-
lette de cour, était une veuve chrétienne qui
avait essayé de la vie des Carmélites. Forcée
par sa frôle santé, plus encore que par la volonté
d'un oncle auquel on ne résistait guère pour-
tant, que l'on fût ou non sa nièce, car il se
nommait le cardinal de Richelieu, forcée par
un double motif à rentrer dans le monde, elle
s'en consolait en accomplissant des œuvres de
piété innombrables. Son intérêt se portait par-
ticuHèrement sur les missions, ce qui ne peut
nous surprendre puisqu'elle avait saint Vincent
de Paul pour directeur; d'ailleurs les pages,
palpitantes d'enthousiasme, de la Relation des
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. \i
Jésuites arrivaient à Paris pour y enflammer
dans les couvents toutes les imaginations, et
pour répandre dans les cercles mondains une
émotion singulière égale à celle qu'eût pu cau-
ser un beau roman de chevalerie. Or le père
Lejeune, placé à la tête des missions de la
Nouvelle -France, avait écrit, dans le style un
peu fleuri et précieux qui lui était propre, que
non seulement un grand nombre de religieux
s'empressaient vers le froid et lointain pays où
ils savaient trouver l'air du ciel, mais qu'un
nombre non moins grand de religieuses ne
demanderaient qu'à les rejoindre pour secourir
les pauvres filles et les pauvres femmes des
sauvages.
c( Hélas ! s'écriait-il, voilà des vierges tendres
et délicates prêtes à jeter leur vie au hasard
sur les ondes de l'Océan et on ne trouvera point
quelque brave dame qui donne un passeport à
ces amazones du Grand Dieu? »
On trouva deux de ces braves dames. La pre-
mière qui se déclara prête fut madame de la
Peltrie, la plus romanesque, la plus séduisante,
la plus imprudente aussi des âmes dévotes.
Restée veuve de très bonne heure et pressée par
son père de se remarier, elle avait repoussé
tous les prétendants d'abord, puis offert hardi-
1.
10 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
ment sa main à un M. de Bernières, trésorier
de France à Caen. Celui-ci joignait à toutes les
qualités qui font un homme aimable et un
galant homme une piété très rare. Avertie qu'il
avait fait vœu de chasteté, la jeune veuve, liée
vis-à-vis d'elle-même par le même vœu, le
choisit pour la protéger contre les persécutions
paternelles. Il accepta ce rôle délicat et la se-
conda peu après dans une héroïque entreprise,
restant en France comme son mandataire
dévoué, tandis qu'elle frétait un navire pour
aller consacrer sa grande fortune et sa per-
sonne exquise au salut des sauvages.
Le mystère de cette union, simulée entre
deux êtres dignes l'un de l'autre, n'a jamais
été complètement pénétré ; ils ne se revirent
plus après un suprême adieu dans la rade
de Dieppe où madame de la Peltrie s'em-
barqua le 4 mai 1639 avec trois religieuses
Ursulines de Tours : mademoiselle de la Troche-
Savonnières, partie malgré les supplications de
sa famille, la mère Cécile de Sainte - Croix,
accourue au dernier moment ; et cette Marie de
l'Incarnation, tant de fois appelée, depuis
Bossuet qui, le premier, la salua de ce nom,
la Sainte-Thérèse de la Nouvelle-France. Veuve
comme madame de la Peltrie, mais née dans
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 11
d'autres sphères sociales, cette sublime vision-
naire s'était détachée impitoyablement, pour
prendre le voile, d'un fils unique qu'elle remit
au départ entre les mains de Dieu sans vouloir
entendre ses prières, ses reproches, ni la menace
désespérée qu'il lui avait faite de se perdre,
tandis qu'elle irait prodiguer à des inconnus
l'amour qu'elle lui devait, menace rétractée à
la fin, puis expiée dans l'exercice de toutes les
vertus par celui qui devait devenir lui-même
un religieux plein de mérite, dom Claude
Martin.
Tandis que, sous les auspices de madame de
la Peltrie, se formait le no3^au du premier cou-
vent de femmes qui dut exister au Canada, la
duchesse d'Aiguillon prenait de son côté l'enga-
gement de dédier un hôpital « au précieux sang
du Fils de Dieu répandu pour faire miséricorde
à tous les hommes ».
' En effet, ce sont bien là les mots inscrits en
abrégé au-dessus de la porte principale des
grands et superbes bâtiments qui représentent
aujourd'hui à Québec cet asile de la charité.
Le cardinal joignit ses largesses à celles de sa
nièce, et la compagnie des Cent Associés, qui
gouvernait alors la colonie, réserva aux nou-
velles venues sept arpents et demi de terre dans
12 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
l'enclos de Québec*, plus un fief aux environs.
Restait à choisir l'ordre. Les Augustines de
Dieppe, dites religieuses de la Miséricorde de
Jésus, dont l'origine remonte au xii® siècle,
parurent prédestinées à cet honneur. On en
délégua trois, parmi lesquelles la mère de Saint-
Ignace, maladive, infirme, mais d'une énergie
plus forte que toutes les souffrances, fut élue
supérieure bien qu'elle n'eût que vingt-neuf
ans ; il est vrai que ses deux compagnes étaient
encore plus jeunes : la mère de Saint-Bernard,
une contemplative, abîmée dans la vie inté-
rieure, ce qui ne l'empêcha pas de servir, avec
les autres, de manœuvre aux maçons et aux
charpentiers, quand il le fallut, pour qu'avançât
plus vite la construction de l'hôpital ; et la mère
de Saint-Bonaventure, innocente comme un petit
enfant, puisque depuis l'âge de huit ans elle
n'était point sortie du cloître, si jolie que ni les
fatigues, ni la vieillesse ne purent jamais l'en-
laidir, et que les sauvages extasiés l'appelèrent
jusqu'au bout la gentille vierge. Toutes les trois
se joignirent aux Ursulines qui partaient de
1. Bien des rues s'y sont ouvertes depuis, sans rien coûter à
la ville. Et, malgré son extrême libéralité, la communauté en-
tend à merveille l'administration de ses biens, séparés pour le
bon ordre de ceux des pauvres.
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 13
Dieppe sous la protection de quelques pères
jésuites. Ce fut le commencement entre ces
représentantes de l'éducation et celles de la
charité au Canada d'une alliance intime qui ne
faiblit jamais. Les unes, dès qu'un désastre
venait à les frapper, se réfugiaient chez les
autres, et le pacte qui les unit est encore au-
jourd'hui affectueusement gardé.
Le départ eut lieu avec éclat, la reine Anne
d'Autriche leur promettant sa protection, la
duchesse d'Aiguillon envoyant un gentilhomme
pour assister à l'embarquement, de très nobles
dames se faisant honneur de conduire les
voyageuses au port dans leurs carrosses et
toute la ville formant cortège, ce qui n'em-
pêcha pas la petite flottille qui portait la
fortune spirituelle de la Nouvelle-France de
courir les plus grands dangers : mer démontée
le premier jour, poursuite des croisières
espagnoles, tempêtes répétées, rencontre d'une
énorme banquise, quasi naufrage à l'entrée du
golfp Saint-Laurent. Enfin, après deux mois
et demi de périls presque incessants, on jeta
l'ancre à Tadoussac, d'où Jésuites, Ursulines
et Hospitalières prirent la première barque qui
partait pour Québec. Ce méchant bateau fort
incommode leur fit faire ce que j'ai envié tout
14 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
le temps de mes excursions trop rapides sur le
Saint-Laurent, un voyage d'été à petites journées
avec campement le soir dans les bois au pied des
Laurentides. Les caps qui forment la côte nord
entendirent chaque matin des voix virginales
monter vers le ciel, tandis que la messe était
célébrée à la face du soleil levant. C'est la
dévote idylle qui de Tadoussac à Québec
nous apparaît à travers d'autres scènes moins
douces ; les échos du grand fleuve doivent
retenir ces cantiques de l'aube avec le terrible
cri de guerre des sauvages, le rugissement du
canon, et le pétillement des mousquets.
Quelles salves joyeuses retentirent lorsque
les religieuses abordèrent la terre promise, en
la baisant à genoux I Les Indiens étaient enfin
forcés de se rendre au miracle qui, depuis
longtemps annoncé, les avait laissés incré-
dules. Des filles vierges « qui n'avaient pas
d'hommes ni d'autre époux que le Grand
Esprit », venaient prendre soin d'eux dans
leurs maladies, élever leurs enfants, les se-
courir, les aimer sans les connaître. Elles en
donnèrent la preuve aussitôt. Les Ursulines
reçurent toutes les petites néophytes qu'on
voulut leur confier dans une méchante masure
de la basse ville*
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 15
Les Hospitalières, un peu mieux logées,
remplirent une tâche plus dure encore. La
terrible picote, la petite vérole, fléau de la
race indienne, sévissait avec la dernière vio-
lence, et une malpropreté sans pareille aggra-
vait la maladie presque toujours mortelle. Au
milieu de miasmes suffocants, les religieuses
soignaient ces pauvres êtres, se dépouillant
pour les panser de leurs guimpes et de leurs
bandeaux, car ils n'avaient en fait de linge
que des peaux de bêtes. Ensuite les trois
hospitalières, renforcées par des recrues nou-
velles de France, eurent à garder pendant la
saison de la chasse les enfants, les vieillards,
et ces infirmes qu'auparavant les sauvages
tuaient à regret, ne pouvant les emmener
avec eux. La reconnaissance des chasseurs
s'exprima au retour par le don des meilleurs
morceaux d'orignal ou de castor, faute des-
quels les pauvres femmes seraient peut-être
mortes de privations, bien que le Gouverneur
supprimât parfois de son ordinaire, pour
leur en faire hommage, quelque volaille gelée.
Québec, rendu depuis peu d'années à la
France par le traité de Saint- Germain, n'était
encore qu'un village de deux cent cinquante âmes
enveloppé de forêts ; on y manquait de tout*
16 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Les Hospitalières, à la demande des sau-
vages convertis, groupés dans l'établissement
qu'avait organisé pour eux le commandeur de
Sillery, allèrent habiter l'endroit de ce nom à
une lieue de la ville ; mais les tentatives des
Iroquois, résolus à enlever « les filles blan-
ches », décidèrent de leur retour à Québec.
Là elles durent se contenter de misérables
logements d'emprunt, jusqu'à ce que, dans
l'hôpital enfin achevé, elles retrouvassent ce
qui leur était si cher, ce qui leur manqua si
souvent, la clôture. Les épreuves qu'eurent à
subir depuis leur fondation ces premiers cou-
vents canadiens semblent presque incroyables :
tremblements de terre, sièges, bombarde-
ments, incendies, rien ne manqua. Quitte à
revenir aux Ursulines, dans un autre chapitre
sur l'éducation des femmes au Canada et le
genre de société qu'elle a produit, je parlerai
d'abord des Hospitalières, ces bienfaitrices de
Québec.
Les voyez-vous, lors du bombardement de
1690 par les Anglais, ramasser en une seule
journée, dans l'enceinte même du cloître,
vingt -six boulets qu'elles font transporter
aussitôt pour le service de nos batteries? Les
voyez-vous donner leur pain aux soldats, leurs
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 17
planches et leurs madriers pour construire des
redoutes? Elles furent présentes aussi à la
victoire, puis, après la joyeuse célébration d'un
premier centenaire où leur repos semblait
assuré, tout brûla chez les sœurs; elles étaient
campées tant bien que mal dans la maison des
Jésuites quand la guerre dite de Sept ans s'an-
nonça pour elles par l'invasion de maladies
pestilentielles qu'amenèrent les troupes. La re-
construction du monastère marchait vite cepen-
dant, grâce aux quêtes et aux collectes; sans
retard aussi les bâtiments neufs furent consa-
crés par le martyre obscur de plusieurs reli-
gieuses mortes d'épuisement et de fièvre au lit
des malades.
En 1759, le siège de Québec les força de
s'exiler hors des murs. Durant deux mois,
nous disent les historiens, la ville fut ex-
posée à une pluie de bombes sans presque
pouvoir y répondre à cause de la rareté du
matériel de guerre.
Les Hospitalières rentrèrent tristement à
Québec jonché de ruines et tombé au pouvoir
des Anglais. Les soldats remplissaient leur
maison. Un instant encore elles espérèrent
échapper au joug de l'étranger hérétique ; Lévis
avait remporté la victoire de Sainte-Foy à la
18 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
tête des milices canadiennes, mais la France
ne lui envoya pas le secours sur lequel il
comptait; c'en était fait, le Canada restait à
l'Angleterre. Et alors se produisit quelque chose
de quasi miraculeux. Il se trouva une duchesse
d'Aiguillon, petite-nièce de la fondatrice, pour
intéresser aux Hospitalières, lord Chatham, mi-
nistre d'Angleterre, qui les traita avec une géné-
rosité inattendue. Leur force d'âme et leur
industrie vinrent à bout des autres difficultés.
Le nouveau siège de Québec par les Amé-
ricains les alarma une fois de plus; elles se
trouvèrent relativement heureuses quand, le cou-
vent ayant cessé d'être une caserne, elles purent
reprendre en paix l'exercice de leur vocation.
Depuis lors elles ont vécu comme je les ai
vues vivre pendant mon inoubliable séjour sous
leur toit, entourées du respect et de l'afTection
de tous : une atmosphère d'héroïsme autant que
de sainteté les enveloppe et il est facile de com-
prendre le genre d'enthousiasme qui amena
dans leurs rangs tant de filles des meilleures
familles. Elles représentaient tout de bon, selon
l'expression du père Lejeune, les amazones de
la charité, mêlées d'ailleurs à tous les grands
événements, recevant chez elles au débarqué
cet hôte illustre, le père de l'Église canadienne,
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 19
monseigneur de Laval, de la maison de Mont-
morency, considérées par le Gouverneur et par
les Intendants, suivies de loin d'un regard
d'admiration par les amis haut placés qu'elles
comptaient en France : les Richelieu, les Gondé,
les Fouquet, les Lamoignon et bien d'autres.
Leurs exemples de dévouement furent conta-
gieux même dans les rangs de la société laïque.
Lorsque le régiment de Garignan, venu en 1665
avec le vice-roi, marquis de Tracy, apporta
une terrible épidémie de fièvres malignes con-
tractées pendant l'expédition aux Indes occi-
dentales, les dames de Québec partagèrent jour
et nuit les dangers et les travaux des reli-
gieuses. Ajoutons que ces infirmières impro-
visées n'eurent pas affaire à des ingrats : ce qui
survécut d'une troupe d'élite, renforcé par deux
compagnies envoyées de France, resta au Ca-
nada et y fit souche.
J'ai subi pour ma part l'ascendant singulier
qui se dégage du contact des Hospitalières de
Québec, contact bien rare cependant, car elles
sont si constamment occupées de leurs malades
que l'une d'elles m'avouait n'avoir pas eu le
temps depuis des mois de descendre un seul
instant dans le jardin. Mais on a la fréquente
vision de ce voile noir qui passe toujours, on
20 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
le sait, en roule vers une mission de pitié. Ces
visages que ne frappe jamais l'air ni le soleil,
si blancs sous le fm bandeau qui, cachant le
front et encadrant les joues, leur prête une
apparence de jeunesse éternelle, vous imposent
le calme, un calme qui est d'ailleurs tout le
contraire de mélancolique, car jamais je n'ai
rencontré de personnes aussi satisfaites de leur
sort. Et de temps à autre, quand deux d'entre
elles auxquelles je reviens toujours, s'oubliaient
un peu à causer, j'étais ravie de la grâce d(i
leur esprit, de leur vive compréhension des
choses qui devaient leur être le plus étran-
gères .
— C'est, me disait l'une d'elles dont je tais
le nom parce qu'elle ne me pardonnerait pas
de la faire parler et agir dans ce récit profane,
c'est que nos malades nous apportent le monde
en abrégé. La souffrance étant au fond de tout
pour les plus riches et les plus heureux, nous
en savons très long par l'intermédiaire des
misérables.
Elles m'avaient logée dans une grande cham-
bre blanchie à la chaux, commode et bien
chauffée, dont les deux fenêtres très hautes, aux
lourds volets de bois brun, au double châssis
vitré, donnaient sur le Saint-Laurent. Je par-
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 21
tais de là pour explorer les curiosités des envi-
rons; pour aller voir à Lorette les derniers
Hurons ou pour reconnaître en Sainte-Anne de
Beaupré une succursale de Sainte-Anne d'Auray ;
pour rendre aussi des visites en ville , comme si
j'eusse été tout de bon naturalisée Québec-
quoise. Les jours de pluie, je les passais à
lire, ayant sous la main toute une bibliothèque
canadienne que m'avaient composée des amis :
l'excellente Histoire du Canada en trois volumes
de Garneau, les Poésies d'Octave Crémazie, ce
libraire de la rue de la Fabrique chez qui
tous les esprits distingués de Québec se don-
nèrent longtemps rendez-vous, très fin lettré
lui-même, et avant tout patriote.
Il a chanté :
. . . Les jours de Carillon
Où, sur le drapeau blanc attachant la victoire.
Nos pères se couvraient d'un immortel renom
Et traçaient de leur gloire une héroïque histoire.
Je me plongeais aussi dans le charmant
roman de M. de Gaspé, les Anciens Canadiens,
où revit la société de la Nouvelle-France sous
la plume piquante et facile de ce gentilhomme
d'autrefois, lequel à ses qualités de conteur
joignait les mérites d'un patriarche, car il
22 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
laissa cent quinze enfants et petits -enfants.
D'autres livres encore appartenant à la littéra-
ture locale et plus intéressants par le fond que
par la forme souvent incorrecte, furent feuil-
letés le soir à la clarté d'une modeste petite
lampe. Je devrais parler surtout des manu-
scrits précieux, annales de l'Hôtel-Dieu, lettres
jaunies, parchemins vénérables tirés des
archives des religieuses et que celles-ci me
permirent de regarder.
Il n'était pas jusqu'à l'heure du repas frugal
servi trois fois par jour dans le réfectoire des
pensionnaires, qui ne me fournît quelques
sujets d'étude. Ces veuves et ces demoiselles
à demi retirées du monde me faisaient, tout
en causant, pénétrer à leur insu dans l'inti-
mité du pays. L'esprit catholique et français
s'y affirme partout, chez les plus humbles
comme chez les plus intelligents ; j'étais seule
étrangère et je n'avais nullement le sentiment
de l'être ; il me semblait avoir élu domicile
dans un couvent de Bretagne ou de Nor-
mandie, au milieu d'excellentes dames de
province. Autour de nous glissaient les sœurs
converses de leur pas léger, versant les bois-
sons anodines qui remplacent le vin, servant
de petits plats que je trouvais délicieux, sur-
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 23
tout depuis qu'étant entrée un matin dès
l'aube dans l'office j'avais trouvé la sœur
Saint-I... à genoux comme le bon frère que
Murillo a élevé au-dessus de terre dans le
ravissement de l'extase, tandis que les anges
font la cuisine à sa place.
Mais le plus beau moment de la journée
était l'heure des grands couchers de soleil
qui incendient le Saint-Laurent. Je sortais
sur le balcon de bois, occupant toute la lon-
gueur du bâtiment énorme où ma chambre
était située, et je l'arpentais sans me lasser,
perdue dans la beauté du spectacle et aussi
dans d'interminables songeries que favorisait
le calme argenté qui précède la nuit. Le port,
les docks, les bassins, le bâtiment pseudo-grec
de la douane, tout cela s'enveloppait peu à peu
d'ombre et de silence. On ne voyait plus le
drapeau anglais flotter au-dessus de cette ville
française, anomalie choquante pour moi seule
d'ailleurs. Nous ne pouvons qu'à grand'peine,
ici où la haine de « la perfide Albion » est un
trait national, nous rendre compte des deux
sentiments, inconciliables à notre gré, qui
existent chez les Canadiens. Ils restent sur
beaucoup de points pareils à des Français
d'avant 89, tout en acceptant un protectorat
24 NOUVELLE-FRANCE ET NOtJVELLË-ANGLËTERRE.
qui n'a rien d'importun, sauf le devoir de se
lever et de se découvrir quand retentit le God
save the Queen.
Le poète Fréchette a exprimé ce phénomène
en vers dont je ne me rappelle que le sens.
C'est un père qui fait l'éloge pompeux du
drapeau anglais à son fils et qui l'invite à
s'incliner devant lui. L'enfant écoute en silence,
puis il dit timidement :
— Nous en avons un autre à nous ?
— Oh! répond le père, celui-là il faut le baiser
à genoux î
En effet le pavillon britannique déployé sur
la citadelle n'offense personne, et cependant
quand, pour la première fois depuis bien
longtemps sous le second Empire, un navire
de guerre français entra pacifiquement dans
la rade de Québec, tous les villages ensemble
vinrent de très loin saluer ceux qu'ils appellent
toujours « nos bonnes gens ». Ce fut une allé-
gresse générale ; on se disputait l'équipage
pour lui faire fête. Un vieillard, retenu dans
son lit par la maladie, voulut qu'on lui ame-
nât un des officiers et, le priant de se mettre
en pleine lumière, le regardant longuement
avec attention, il lui dit ces paroles tou-
chantes :
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 2o
— Que je voie les yeux qui ont vu le vieux
pays !
Le Canada me fait penser à de certaines
veuves qui, après un orageux mariage d'amour,
trouvent dans leur seconde union la sécurité,
la paix, beaucoup d'avantages matériels et qui
répondent à de bons traitements par une
reconnaissance suffisante, mais dont le cœur,
malgré tout, reste à celui qui, en dépit de ses
torts, sut se faire adorer. Elles ne voudraient
pas recommencer ce beau temps de la jeunesse,
il leur a coûté trop cher ! mais elles soupirent
en y songeant, et elles regrettent jusqu'à leurs
souffrances.
Je pensais à ces choses et à bien d'autres,
durant mes promenades du soir, accompagnée
par le bruit régulier de mon pas sur les plan-
ches. Quelque curieux regardant, du fond de
la rue en précipice, la haute masse des bâti-
ments de l'Hôtel -Dieu, m'eût sans doute prise
sous mon manteau à capuchon pour une recluse
ou pour une malade.
Des malades je n'étais pas très loin, en effet,
quoique les appartements réservés aux pension-
naires soient tout à fait distincts des différentes
salles. Bien des fois, en allant au téléphone cor-
respondre avec mes amis de la ville, j'ai tra-
2
26 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
versé Tune d'elles, celle où sont transportés les
malades dont l'état ne laisse plus d'espoir. Eh
bien, au bout de très peu de temps, j'avais
cessé d'éprouver l'horreur que l'on suppose. Il
faut habiter un hôpital pour sentir combien se
modifient vite dans cette atmosphère nos notions
courantes sur la mort et sur la vie ; pour voir
combien tout ce que nous redoutons le plus
dans l'inévitable fin est, après tout, simple et
facile; et pour comprendre une bonne fois,
dans sa logique sublime, la vocation de ces
femmes tout ensemble sœurs et mères, comme
l'une d'elles le disait affectueusement devant
moi à un pauvre diable qui lui demandait, en
la remerciant, duquel des deux noms il devait
l'appeler.
Cependant, si le local de l'Hôtel-Dieu pro-
prement dit m'était familier, le domaine parti-
culier des religieuses, l'autre côté de la grille
me restait inconnu. Tout près de la commu-
nauté, en rapport quotidien avec quelques-uns
de ses membres, j'étais séparée d'elle par ce que
je sentais être une barrière infranchissable au-
tant que celle qui sépare le temps de l'éternité.
Une permission, demandée en haut lieu, me
permit à la fin de mon séjour de pénétrer chez
mes saintes amies et ce fut avec une véritable
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 27
émotion que je franchis la porte défendue qui
ferme la partie la plus ancienne du monastère.
Ce bâtiment vénérable est aimé des religieuses
par-dessus tout : elles ne se résignent pas à
occuper les cellules de l'aile neuve. Nous
gagnons vite le vieil escalier dont les marches
sont formées de madriers indestructibles, avec
une rampe massive, des balustres équarris en
bois, de lourds pendentifs et un grand trou
creusé par un boulet lors du siège de 1759.
On n'a pas voulu le réparer en même temps
que d'autres dégâts afin qu'il pût porter témoi-
gnage du péril couru. Aujourd'hui encore les
Hospitalières se servent, en guise de pesées, de
presses pour la lessive, des fragments de pro-
jectiles qui labouraient dans ce temps -là les
cours, les jardins, les murs d'enceinte. Au
sommet de l'escalier se trouve la cloche chargée
de réveiller dès quatre heures du matin les
habitantes des cellules ouvrant à droite et à
gauche sur un large corridor. Le nom de cha-
cune d'elles est au-dessus de la porte. Si la
maison en général avec ses murs blanchis, ses
planchers nus, son ameublement sommaire se
défend toute espèce de luxe, la recherche de la
pauvreté est ici plus sensible que partout ail-
leurs.
28 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Les très petites cellules, toutes à peu près de
môme dimension, ne renferment qu'un lit étroit
et bas enveloppé de cotonnade grise et marqué,
parfois, d'une inscription comme celle-ci : « Dieu
seul. » Un buffet supportant le bassin et la
cruche, une chaise, un prie -Dieu surmonté du
crucifix, voilà tout. Pour ne pas s'attacher à ces
objets, les religieuses changent de chambre
presque tous les ans. Même austérité dans le
vaste réfectoire où une antique vaisselle d'étain
est encore en usage. La princesse Louise d'An-
gleterre, visitant la clôture, voulut, me dit-on,
manger la soupe dans ces curieuses écuelles à
oreilles. Un tour fait communiquer le réfec-
toire et les cuisines, vastes comme nos anciennes
cuisines de châteaux avec d'énormes solives au
plafond et toutes dallées de pierres noires iné-
gales ; les vieux usages y sont immuablement
gardés, celui de la chandelle, par exemple, qui
cède difficilement à l'innovation de l'huile de
charbon. Mais une propreté exquise règne par-
tout. Quelques tableaux anciens, des miniatures
sur cuivre et de très belles estampes, présents
de la duchesse d'Aiguillon ou d'autres grandes
dames, décorent les petites chapelles placées à
intervalles réguliers dans une galerie qui règne
sur toute la longueur du premier étage. A l'une
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 29
de ses extrémités certaine armoire aux pan-
neaux enluminés de paysages naïfs renferme
une crèche exposée seulement au temps de
Noël : des anges en robes de satin, avec
d'amples perruques bouclées, planent au bout
d'un fil au-dessus de l'Enfant Jésus, de la
Sainte- Vierge, de Saint-Joseph et des animaux
de l'étable. Toutes ces pieuses poupées vinrent
de France sous Louis XIV. Un noël du grand
siècle est annuellement chanté devant elles sur
un air de menuet que me fait entendre l'une
des sœurs.
On me montre à cette même place la châsse
qui renferme quelques reliques d'une jeune
Huronne morte en odeur de sainteté. C'est
la seule sauvagesse qui ait jamais été admise
à prononcer ses vœux; elle se nommait Scanud
Haroï, devenue Agnès au baptême, et brû-
lait d'entrer dans la vie religieuse; mais le
caractère inconstant de la race empêche géné-
ralement que ces sortes de vocation soint encou-
ragées. Les obstacles les plus rudes furent donc
opposés à Scanud Haroï; elle les surmonta tous,
puis elle mourut, ayant obtenu comme grâce
suprême de quitter ce monde en habit d'Hos-
pitalière de la Miséricorde. Au-dessous du très
joli reliquaire qui la rappelle se trouvent les
2.
30 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
tibias entre -croisés du pauvre père Lalemant,
dont un tableau placé dans le corridor retrace
l'épouvantable martyre. Pendant l'hiver de 1649,
une armée d'Iroquois massacra la nation hu-
ronne qui était devenue chrétienne. Ces ter-
ribles ennemis du christianisme et de la France
s'étaient emparés en même temps de deux
Jésuites, les pères de Brébeuf et Lalemant,
pour lesquels, dans leur haine contre les robes
noires, ils inventèrent des supplices nouveaux.
Le père de Brébeuf était un géant parmi les
missionnaires, un de ces gentilshommes nor-
mands athlétiques comme aimait à les peindre
Barbey d'Aurevilly, sous les traits d'un abbé
de la Croix- Jugan. On lui suspendit au cou un
collier de haches rougies au feu, on l'enveloppa
d'une ceinture de résine enflammée, on baptisa
d'eau bouillante sa tête scalpée, on tailla sur
lui des morceaux de chairs grillées et dévorées
en sa présence, sans parvenir à lui faire pousser
un cri. Jusqu'au bout, d'une voix ferme, il
encouragea les malheureux Hurons qui parta-
geaient ses souffrances. Quand on lui eut coupé
la langue et enfoncé un fer rouge dans la
bouche, il bénissait par signes, impassible tou-
jours. Les Iroquois stupéfaits finirent par voir
en lui un être surnaturel, ils lui arrachèrent le
I
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 31
cœur et le mangèrent entre eux pour se péné-
trer de son courage. Un buste d'argent envoyé
de France par la noble famille de Brébeuf ren-
ferme aujourd'hui le crâne du martyr.
Dans la salle de communauté il y a quelques
portraits intéressants, entre autres celui de la
mère Duplessis de Sainte-Hélène, fille d'un
trésorier au département des finances. Elle est
en Sainte-Hélène impératrice, portant la croix :
c'était une personne spirituelle et lettrée, qui,
élue supérieure en des temps difficiles, s'ac-
quitta noblement de sa tâche, forçant au res-
pect les Anglais victorieux. Mais il semble que
la défaite de la France lui ait brisé le cœur.
En vain le général Murray lui imposa-
t-il les soins du plus habile chirurgien de
l'armée, rien ne put la sauver. H reste d'elle
un monument historique durable, les Annales
de la communauté depuis leur origine. Elle
fut chargée de cette compilation par la mère
Juchereau de Saint-Ignace, dont le portrait,
conservé dans la même salle, donne l'idée d'un
visage énergique, au nez aquilin, aux grands
yeux à fleur de tête pétillant d'intelligence.
Cette maîtresse femme, la première Hospita-
lière née au Canada qui soit parvenue au rang
de supérieure, sut défendre contre tous, même
32 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
contre un évêque, les droits imprescriptibles
de la communauté. Chacun des portraits —
ils sont en trop petit nombre — donne lieu à
d'intéressantes explications; le plus précieux
est celui de la mystique mère de saint Augus-
tin, car les Hospitalières la vénèrent comme
font les Ursulines de leur grande Marie de l'In-
carnation : ce sont les deux saintes de la Nouvelle-
France. Catherine deLongpré, d'une noble famille
de Normandie, promettait dès sa première jeu-
nesse d'être romanesque et passionnée. Cette
ardeur se reporta sur le service des pauvres ;
elle quitta pour eux tout ce que la vie peut
promettre d'enviable à une brillante héritière
et prit à Bayeux le voile des novices, puis à
seize ans elle alla en Canada se dévouer aux
sauvages, ayant écrit avec son sang qu'elle y
mourrait.
Cette enceinte de la clôture renferme d'au-
tres portraits qui ne sont pas des portraits de
religieuses ; dans un petit parloir, par exemple,
je vois le cardinal de Richelieu à genoux de-
vant un crucifix qui lui apparaît comme à saint
François d'Assise. Je dis à mes guides que je
ne connais aucun portrait de Richelieu dans
une attitude aussi dévote. Elles saisissent l'iro-
nie et me répondent tranquillement : — « Oui,
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 33
nous savons ce qui a pu lui être reproché,
mais pour nous il est le bienfaiteur de la com-
munauté. Nous prions pour lui tous les jours.
Il fut aussi un grand ministre. Peut-être vous
en faudrait-il aujourd'hui de pareils. »
Auprès de son oncle se trouve la duchesse
d'Aiguillon, très médiocrement peinte, en
prière, sous un manteau d'hermine. Ailleurs,
je reconnais la belle figure insouciante de
Louis XV que les rehgieuses, comme tous les
Canadiens, excusent de s'être montré dédai-
gneux des « quelques arpents de neige » où
pourtant on l'aimait; toutes ses fautes sont
rejetées sur la Pompadour. Puis nous rencon-
trons Marie Leczinska, victime plainte et res-
pectée ; le père Ragueneau, protecteur des der-
niers Hurons ; l'intendant Talon, digne agent
de Colbert, créateur du système administratif
de la Nouvelle-France, ami puissant de l'Hôtel-
Dieu. C'était un homme d'esprit ; il eut un
commerce épistolaire assez fréquent, où les
petits vers jouaient leur rôle, avec la mère de
la Nativité, une fine Bretonne qui tournait à
merveille le sonnet et l'épigramme. Cet échange
d'à-propos rimes charmait la société québec-
quoise.
On voit, sans que je le souligne, quelles
34 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
personnalités originales que n'étouffa jamais,
comme on est disposé à le croire ailleurs, le
joug pourtant très rigoureux de la règle, se
trouvèrent réunies à difïx3rentes époques dans
cette maison de la charité : grandes dames
venues de France comme Catherine de Longpré,
filles de fonctionnaires coloniaux ou d'offi-
ciers supérieurs comme la mère Duplessis de
Sainte - Hélène et la mère des Méloises de
la Vierge ; Canadiennes de la haute bourgeoisie
comme la mère Juchereau de Saint -Ignace et
tant d'autres. Ajoutez-y des figures d'excep-
tion comme les sœurs Gibson, filles d'Anglais
protestants, recueillies dès le berceau, élevées
dans le temple pour ainsi dire, sous l'aile des
religieuses, et n'aj^ant pas connu d'autre
famille ; ou antérieurement, la mère Davis de
Sainte-Cécile, enlevée toute petite à son foyer
de la Nouvelle -Angleterre, après des scènes de
meurtre, par nos sauvages alliés, les Abéna-
quis, et passant, de la hutte où elle avait
grandi, au couvent où elle arriva chaussée de
mocassins, enveloppée de la couverture. Outre
cela des filles d'habitants, sorties en masse de
ces innombrables paroisses où s'est perpétué
le sang le plus honnête de France.
Il y eut aussi un certain mélange de laïques,
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 3o
dignes de rivaliser avec les religieuses; telle
madame d'Ailleboust qui édifia par ses vertus,
peut-être un peu suspectes de quiétisme,
Montréal et Québec. On dit qu'elle avait vécu
dans l'état de virginité auprès de son mari,
gouverneur de la colonie; quoi qu'il en fût,
une fois veuve, elle refusa successivement le
gouverneur de Gourcelles et l'intendant Talon
qui recherchaient sa main, disposa de ses
grands biens en faveur de l'Hôtel -Dieu et alla
y finir ses jours. Cette excellente dame avait
fondé sous les auspices de monseigneur de Laval
la Congrégation de la Sainte- Famille qui sub-
siste encore à Québec et compte dans ses rangs
la meilleure partie de la ville. Ainsi l'élément
séculier et l'élément religieux se sont toujours
trouvés ici en communication fréquente, les
religieuses s'intéressant à la vie publique et le
monde s'inspirant des exemples qui lui
venaient des couvents.
Mes amies me font visiter en dernier lieu, à
l'extrémité d'une vaste cour intérieure, leur
cimetière particulier : toutes les petites tombes
pareilles, avec des croix de bois uniformes,
très basses, plantées côte à côte; les plus
anciennes ne portent pas môme de noms. Ce
cimetière étant trop exigu, on le déblaie de
36 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
temps à autre pour faire de la place ; tout près
s'ouvre un ossuaire de l'aspect le plus saisis-
sant où les têtes qui jadis portèrent le voile
roulent éparses à l'état de crânes desséchés.
Nous sortons de la clôture parla sacristie de
l'église conventuelle qui renferme deux bons ta-
bleaux de Zurbaran et de Stella, des ornements
précieux d'étoffes anciennes et d'orfèvrerie et
une collection de reliques rapportées de Rome.
Dans l'église même se trouve une célèbre
statue, don anonyme et mystérieux fait, vers
la fm du siècle dernier, par un marin sauvé
du naufrage. Il s'acquitta envers Notre-Dame
de toute Grâce, du Havre, en introduisant
cette Sainte Vierge normande au Canada.
Notre-Dame de toute Grâce fut sauvée des
flammes lors du grand incendie ainsi que le
crucifix outragé devant lequel les fidèles font
une perpétuelle amende honorable en répara-
tion du sacrilège dont il fut l'objet en 1742 ;
le soldat coupable de cette profanation ayant
été d'ailleurs conduit en chemise, la corde au
cou et une torche ardente à la main devant la
porte de l'église, après quoi le bourreau le
fustigea dans tous les carrefours de la ville
préalablement à trois ans de travaux forcés sur
les galères du Roi
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 3/
Crimes, répression, aclcs d'héroïsme, tout,
dans ce curieux pays, a je ne sais quelle âpre
saveur du moyen âge. Mais l'élément de ten-
dresse et de miséricorde qui tempère des vertus
trop rudes, de trop brutales énergies vient des
religieuses. Voyez la mère de Saint- Augustin
s'offrir en viclime expiatoire pour les fautes
d'un gouverneur tyrannique, le chevalier de
Mésy ; écoutez Marie de l'Incarnation demander
à Dieu, dans un élan de piété qui fait l'ad-
miration de Bossuet, d'être condamnée à une
éternité de peines, afin que sa justice soit
satisfaite, ne se réservant rien que de l'aimer
toujours.
J)'oii vient que les sauvages les plus hostiles
à la France épargnaient parfois leurs prison-
niers? C'est que quelqu'un des leurs, une
femme peut-être, avait été instruite chez les
Ursulines ou bien avait pénétré dans les salles
de l'Hôtel-Dieu. De loin, les filles blanches
dictaient des sentiments d'humanité à ceux-là
mêmes qui n'en savaient pas le nom.
L'impression que laissent les Hospitalières
serait incomplète si l'on n'avait visité Sillery.
Sillery! Quels tableaux ce nom évoque I
Derrière une ceinture de palissades un village
indien. Deux ou trois barques déposent sur
3
38 NOUVELLE-FRANCK ET NOU VELL I>ANG LETE RRE.
]a plage les Hospitalières et les Ursulines arri-
vées de France la veille. Affluence émerveillée
de Montagnais et d'Abénaquis autour des filles
blanches, de celle surtout qui apparaît comme
leur reine, madame de la Peltrie. Tout à
l'heure elle sera marraine de plusieurs néo-
phytes, elle couvre de caresses les enfants
ébahis. Salves d'arquebuses, chants de triomphe,
prières, cantiques accompagnant la pose de la
première pierre de l'hôpital où viendront
s'installer quelques mois après la mère de
Saint-Ignace et ses sœurs. L'Anse du GouvenI
est le point historique le plus vénéral)le de
tout le Canada.
Aucun site ne pouvait être mieux choisi.
Les assises d'un cap avancé semblent faites
pour porter le fort aujourd'hui disparu ainsi
que l'hôpital, dont un orme gigantesque, planté
sur les murs de fondation, continue de mar-
quer l'emplacement. Au-dessous, sur les rives
basses du grand fleuve qui contourne le pro-
montoire de Québec et sa couronne murale,
les pirogues pouvaient facilement aborder et
les pauvres missionnaires péchaient du poisson,
l'hiver, à sept pieds de profondeur sous la glace î
Les bois environnants offraient des ressources
pour la chasse, mais aussi des bêtes féroces
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 39
entre toutes, les Iroqiiois, y rôdaient sans
cesse. Ils s'avançaient jusqu'à un jet de pierre
des palissades, emmenant, quand ils le pou-
vaient, les prêtres en captivité, scalpant, égor-
geant, allumant des bûchers alentour. Le péril-
leux établissement de Sillery fut abandonné
dès les premières années du siècle dernier ;
on réussit très bien néanmoins à se repré-
senter son aspect d'autrefois, quoiqu'il n'en
reste que peu de traces, saiif la demeure des
jr^suites. J'ai trouvé celle-ci soigneusement
entretenue ; les murs sont solides, les boiseries
intérieures, les solives du plafond, la cheminée,
une espèce d'alcôve où se dressait l'autel, rien
n'a été changé. En face de cette humble maison,
un obélisque élevé à la mémoire du pèi'e
Massé, premier missionnaire au Canada, in-
dique où fut l'église.
De là partirent en conquête d'âme tant de jé-
suites qui parfois revenaient mutilés, défigurés
après des supplices affreux, comme le père Jogues
par exemple, pour retourner toujours à leur
tache jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Il faut se
placer au point de vue strictement chrétien
si Ton veut comprendre ces premières missions
canadiennes dont l'unique but était de porter
partout le baptême, car la civilisation qu'on
40 NOUVELLK-FRANCE KT NOUVELLE-ANGLETERRE,
Jour proposait ou niènie leiiips devenait vite
fatale aux sauvages. Quand elle se montra le
plus clémente, elle ne servit qu'à supprimer
de fait ces êtres primitifs indissolublement
liés au sort des grands bois et incapables de
vivre ailleurs. Aujourd'hui encore, malgré les
croisements avec la race blanche, ce trait carac-
téristique subsiste à peine atténué. Aux États-
Unis les écoles indiennes de Hampton et de
Carlisle semblent parfois réussir à tirer du
Peau-Rouge l'étoffe d'un futur citoyen amé-
ricain, mais en Canada les qualités d'origine
résistent à toute culture. On me parle d'un
métis qui, après des années d'études dans
quelque séminaire, répondit lorsqu'on l'inter-
rogea sur ce qu'il voulait faire : « De la viande, y>
c'est-à-dire chasser. La chasse se mêle toujours
à l'idée qu'ils conçoivent de la félicité éter-
nelle. Et qu'y a-t-il de plus païen au fond
que ce mystère môme de leur existence insé-
parable de la forêt ? Mais ce n'était pas la vie
d'ici -bas que voulait leur assurer, en échange
de leur propre martyre, le zèle ardent des
missionnaires ; c'était le ciel. Le peu de prix
qu'on attachait alors à l'existence humaine
éclate dans tous les récits, se manifeste dans
tous les événements.
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 41
A cette sublime insouciance s'ajoute le plus
souvent un désintéressement sans égal. Je ne
parle pas du clergé seulement ; la même foi
vive anime, sous son impulsion sans doute,
un grand nombre de laïques. Ici, à Sillery,
on ne peut s'empêcher de penser au sieur de
Maisonneuve, qui s'arrêta sur cette plage avant
d'aller fonder Montréal dont il fut le premier
gouverneur. Il était parti comme représen-
tant d'une association toute religieuse, que
menaient M. de la Dauversière, receveur des
tailles à la Flèche, mauvais administrateur au
demeurant, et M. Olier, le père des Sulpi-
ciens. Aucun but d'ambition personnelle ne
le pousse, il se déclare prêt à donner pour
une grande entreprise de civilisation tous les
biens qu'il possède au monde, sans autre
récompense, ce sont ses paroles, « que celle
de servir Dieu et mon roi dans les armes que
j'ai toujours portées )>. Avec ce pieux gentil-
homme champenois et les quelque cinquante
hommes, laboureurs et soldats, qui l'escortaient,
était partie une courageuse fdle, née en Cham-
pagne elle aussi, mademoiselle Mance. Grâce
aux largesses de la veuve d'un surintendant
des finances, madame de Bullion qui, de
Paris, la protégeait, mademoiselle Mance devait
Ai NOr VF-LLE-FRANCE KT NOUVELLE-ANGLETERRE.
créer l'Hôlcl-Dieu de Montréal, desservi aujour-
d'hui encore par les sœurs de Saint-Joseph,
qu'elle y établit en 16ii. Et Montréal, en
signe de reconnaissance, a réuni sa statue à
celle de Maisonneuve dans le groupe central de
la place d'Armes. Que seraient devenues ces co-
lonies naissantes sans les femmes, toujours prêtes
à panser les blessés, à soigner les malades?
A Siller}', où les nouveaux venus hiver-
nèrent, une vive sympathie rapprocha ma-
demoiselle Mance et madame de la Peltrie.
Celle-ci se partagea même un instant entre
Québec et, comme on disait alors, Yille-Marie.
Cette dernière colonie était faite pour séduire
plus encore que sa devancière les imaginations
exaltées, car la première raison de l'existence
de Québec avait été, en somme, le commerce
des fourrures, tandis que les colons de Mon-
tréal ne se proposaient qu'une chose : inau-
gurer en Amérique un nouveau royaume de
Dieu. Dans le zèle qui la transportait, madame
de la Peltrie suivit l'aventureuse compagnie
au petit poste que devaient sans relâche, durant
plusieurs années consécutives, attaquer les
Indiens. On eut peine à l'empêcher de pousser
jusqu'au pays des Hurons pour y répandre
elle-même la bonne nouvelle de l'Évangile.
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 43
Lors([Li'on voit le portrait de cette jolie
femme, au sourire ingénu, aux longues paupières
baissées, réunissant dans un t^^pe de la plus
rare élégance toutes les délicatesses de la race,
on a peine à se la figurer intrépide à ce point.
Elle le fut cependant, parce qu'il y avait en
elle le grain de folie qui seul nous permet
d'accomplir de grandes choses sans consulter
ni nos forces ni les circonstances.
A chacun des couvents de Québec semble
confié le soin de garder une mémoire illustre.
L'Hôtel -Dieu possède les restes du père de
Brél)euf ; la belle chapelle des Ursulines garde
le corps de Montcalm couché dans la brèche
faite, dit-on, par un boulet de canon;
l'Hôpital général est tout à monseigneur de
Saint-Vallier qui le fonda en 1692, em-
pruntant pour cela de gré ou de force
une douzaine de religieuses à l'Hôtel-Dieu. Si
l'acte fut arbitraire, il a une grande excuse :
la charité. Monseigneur de Saint-Vallier la
ressentait à l'état de passion, les aumônes
qu'il répandit furent sans mesure, il laissa
ses grands biens aux pauvres vieillards inva-
lides ou insensés auxquels l'Hôpital général
44 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
devait servir d'asile et ne se réserva que
d'aller mourir auprès d'eux, leur ayant tout
donné. Il y a bien là de quoi effacer quelques
erreurs de jugement.
Mon premier pèlerinage à Québec fut pour
celle maison presque contemporaine de la fon-
dation de la ville, car elle appartint d'abord
aux Récollels appelés par Champlain. Du haut
de l'Esplanade, on m'avait montré, au fond
de la vallée qu'arrose la rivière Saint -Charles,
les vieux bâtiments agglomérés, dont une
partie remonte au temps où de bons frères
mendiants reçurent sans méfiance les premiers
jésuites. Eux aussi avaient accompli des
œuvres admirables, Ibndé cinq missions
s'élendant de l'Acadie au lac Huron, souffei't
le martyre ; n'importe, leur gloire allait être
effacée par de plus forts qu'eux. Frontenac
les soutint cependant contre la domination
envahissante de leurs invincibles rivaux, mais
celle-ci, comme toujours, finit par l'emporter,
aucune armée n'étant jamais arrivée avec la
même sûreté que la compagnie de Jésus, à
vaincre, à prévaloir en tous lieux et dans
tous les temps, par le seul effet de l'obéis-
sance passive et de l'immolation de Tindivi-
dualilé à un intérêt déclaré supérieur.
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 45
Avant de se retirer, les Récollets cédèrent
à l'évêque de Québec leur maison située
presque à l'endroit môme où débarquèrent
Jacques Cartier et ses compagnons. Là, plus
encore que dans les autres couvents du
Canada, les souvenirs belliqueux s'imposent.
Pendant le siège de 1759, ce monastère, hors
des murs, donne l'hospitalité aux Ursulines
et aux religieuses de l'Hôtel -Dieu. Les pauvres
sœurs assistent de leurs fenêtres au bombar-
dement; elles voient se préparer la bataille
décisive livrée dans les plaines d'Abraham.
Lors de l'invasion américaine, les troupes
ennemies sont longtemps cantonnées à l'Hôpital
général. Et, à travers tout, les religieuses se
dévouent à la souffrance humaine, suppléant
à l'insuffisance de leurs ressources par toute
sorte de travaux, y compris le rude travail
des champs. Tant de mérite fut reconnu : le
gouvernement anglais, comme avant lui le gou-
vernement français, leur accorda des subsides
pour l'entretien d'un certain nombre d'inva-
lides et d'aliénés *. Il y a maintenant cent
soixante de ces vieillards. Dès le premier pas
que l'on fait dans l'Hôpital, on se trouve au
1. Un grand asile spécial d'aliénés existe aujourd'hui au
village de Beauport.
3.
40 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
milieu d'eux. Ils sont là, mangeant, dormant,
se traînant au soleil et soignés jour et nuit
comme le seraient de petits enfants par des
Augustines qui portent le même habit que
celles de l'Hôtel -Dieu. Leur supérieure me
reçoit d'abord à la grille, puis elle remet
avec un certain cérémonial la clef de la clô-
ture au pcrsomiage ofTiciel qui m'accompagne;
son accueil est plein de bonne grâce, de
dignité simple. C'est une femme jeune encore,
remarquablement intelligente. Elle nous fait
entrer dans les salles de travail réservées aux
femmes, où les moins infirmes s'occupent à
coudre, à tisser, à tricoter; nous visitons tout
ce grand refuge et aussi les rudes cellules des
premiers Récollets et la chambre où sont
pieusement gardés, — comme à l'Hôtel -Dieu
les lettres de saint François de Sales, de saint
Vincent de Paul, etc., — tous les précieux
autographes légués par monseigneur de Saint-
Yallier qui correspondit avec maintes célébrités
de son temps.
Le fondateur de la maison est en peinture
un peu partout : grands traits bizarres, irré-
guliers et sévères. Les moindres objets à
son usage sont tenus en vénération. N'est-
ce pas une immortalité enviable que celle de
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 47
cet ami des pauvres qui, après s'être privé,
dépouillé à leur profit tant qu'il vécut, reste
encore parmi eux comme un bon génie,
comme un père, objet de l'amour et des
prières d'un groupe de saintes, femmes consa-
crées à sa mémoire? Elles le servent en la
personne de tous ces vieillards qu'il leur a
recommandés de génération en génération et
à jamais.
La maison que j'ai visitée à Québec avec
le plus d'intérêt est l'asile du Bon-Pasteur.
Il ne s'ouvre pas facilement aux personnes
du dehors et je fus reçue dans les deux
écoles élémentaire et académique très renom-
mées que dirigent les Servantes du Cœur
Immaculé de Marie, bien avant de franchir
la clôture qui retranche du monde leurs
pénitentes. Quelle troublante impression pro-
duisirent sur moi, la première fois que je
les entendis derrière une porte close, ces
nombreuses voix de femmes qui, d'un plaintif
cri de détresse, appelaient l'action du Saint-
Esprit : « Esprit-Saint, descendez en nous ! »
J'exprimai alors à la supérieure générale le
désir de m'approcher d'elles. Encore une des
48 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
femmes éminenlcs de Québec, celle mère
Marie du Carmel, en qui sont réunies la
distinction, l'autorité morale et par surcroît
une beauté majestueuse rehaussée par les
longs vêtement^ noirs, par la coiffe surtout,
si pittoresque, qui encadre de blancheur tout
le visage et forme sous le menton comme un
large rabat. On remarquera que je parle
souvent de belles et très belles religieuses ;
il est vrai que je n'en ai jamais vu autant
qu'en Canada, ce qui équivaut à dire que le
type féminin y est beau en général et qu'une
élite entre les femmes se donne à la vie de
couvent.
Quelques jours après, je recevais un petit
billet de la plus élégante écriture sur papier
timbré aux armes de la Congrégation, qui m'au-
torisait à visiter l'établissement tout entier.
Comme celui dont mademoiselle Chuppin fut
chez nous la fondatrice, il est d'origine laïque.
Une pieuse veuve, madame Roy, devenue plus
tard en religion la révérende mère Marie du
Sacré-Cœur, sans fortune, sans instruction, sans
influence, commença, dans une pauvre maison
à peine garnie des meubles indispensables, à
recueillir quelques repenties, et la première
qu'on admit l'était si peu que madame Roy
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 49
se crut en danger d'être assassinée par elle, ce
qui n'empêcha pas l'amendement graduel de
ce rebut de l'humanité. Vingt-six misérables
furent de même arrachées au vice dans les
deux premières années, cette personnification
féminine du bon Pasteur de l'Évangile allant
intrépidement les chercher au besoin jusque
dans des repaires innomables. Il va sans dire
qu'elle ne repoussait pas les plus dégradées
quand elles se présentaient d'elles-mêmes, et
tout cela sans ressources, sauf la charité publique
qui fut d'abord récalcitrante, car l'œuvre était
suspecte à cette population austère qui aujour-
d'hui encore ne s'intéresse qu'avec effort aux
enfants trouvés. Des statistiques scrupuleuse-
ment contrôlées sont là pour établir que sur
cent dix pénitentes que renferme le couvent où
les entrées annuelles sont de soixante femmes
environ, les quatre cinquièmes s'amendent. Si
l'on joint à cela le bien accompli dans l'école
voisine, école de réforme et d'industrie où plus
de cent cinquante petites filles reçoivent un
enseignement pratique, une bonne instruction
élémentaire et sont initiées à tous les travaux
du ménage, puis placées, la protection des
religieuses les suivant sans relâche à travers la
vie, on jugera que l'œuvre de madame Roy n'a
5!) NOUV-ELI.E-FUANCE ET N 0 1' V F- LLE-AXG LETERRE.
pas été vaine. Le Bon-Pasteur de Québec compte
aujourd'hui dix-neuf maisons, tant au Canada
qu'aux États-Unis *.
Je voudrais faire ressortir, par la comparaison
avec ce ([ue j'ai dit autrefois de la prison de
Sh(n"born, près de Boston ^, la différence des
deux méthodes protestante et catholique conver-
geant vers le même but. A ma grande satisfac-
tion, il se trouva que les religieuses avaient
eu connaissance de mon article sur Sherborn,
et qu'elles avaient même emprunté quelques
moyens ingénieux au système de Mrs. Johnson,
l'habile directrice.
— Seulement, me dit la supérieure, nous
ne croyons pas que les réformes doivent com-
mencer par le dehors et peu à peu gagner le
dedans ; c'est au dedans que nous nous adres-
sons d'abord, et la confession nous est pour
cela d'un grand secours. Quand, après les
premiers mois d'épreuve et d'observation, nous
1 . Les communautés canadiennes de différents ordres fixées
aux États-Unis se proposent une mission toute patriotique,
celle de veiller à ce que leurs compatriotes émigrés ne soient
pas absorbés par d'autres races. Elles contribuent aussi à
empêcher que prédomine sans mesure le catholicisme américain
proprement dit qui est surtout représenté, on le sait, par
l'élément irlandais.
2. Voir les Américaines chez elles.
LES FEMMES D C C AN A I) A FR AN Ç AIS . 51
suggérons à la pénitcnle ce moyen d'en finir
avec son passé, il faut voir le changement
soudain qui s'accomplit en elle , avec quel
entrain nouveau elle recommence la vie comme
sur une page blanche. Ah I c'est une grande
force que celle-là ! Il se peut que des rechutes
surviennent. Nous leur disons bien qu'en ce
cas nous ne les reprendrons plus, mais elles
savent qu'il leur suffira de frapper pour qu'on
leur ouvre encore. De fait, nous avons eu très
peu de défections, si l'on considère qu'en
quarante-sept ans d'existence plus d'un millier
de ces pauvres filles est passé par nos mains.
Le couvent fondé rue de la Chevrotière à
l'époque où le faubourg Saint-Louis, dont
cette rue fait partie, passait pour mal fréquenté,
se trouve maintenant à l'entrée d'un quartier
neuf, peuplé de belles résidences que domine
le monumental Palais législatif. Je suis d'abord
introduite dans le parloir, dont la porte est
surmontée d'une inscription significative : * La
séparation en ce monde ne dure qu'un instant,
la réunion au ciel est éternelle. » Ensuite nous
passons dans les salles de différentes dimensions
où travaillent par groupes les pénitentes, celles-
ci à la lingerie, celles-là aux fleurs artificielles,
à l'imprimerie, etc. Quelques-unes tissent
52 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE,
Tétofle rayée purement canadienne qu'on appelle
catalogue. Il y a beaucoup de tailleuses qui
coupent et cousent des habits religieux. Le
silence est absolu, sauf pendant les deux heures
de récréation ; mais à chaque heure qui sonne,
une prière est faite à haute voix et une péni-
tente, tout en tirant l'aiguille, prononce ces
paroles :
Encore une heure d'écoulée. — Encore un pas vers
l'éternilé. — Pour les pécheurs endurcis, c'est un pas
de plus vers l'enfer, — pour les justes pénitents, c'est
un pas de plus vers le ciel.
Puis un cantique, puis le silence et toujours
le travail. Généralement, chaque groupe est
sous la surveillance d'une ou deux consacrées.
Les consacrées sont des pénitentes qui, choi-
sissent de rester cloîtrées jusqu'à la mort,
gardant auprès des religieuses l'attitude de
Magdeleine auprès de la Vierge, liées comme
elles par le triple vœu de pauvreté, de chasteté,
d'obéissance, et ajoutant des austérités volon-
taires au régime rigoureux de la maison. Il
y a de ces consacrées qui, depuis douze, quinze
vingt-cinq ans, ne sont pas sorties de l'enceinte
du Bon -Pasteur ; je les regarde avec un respect
presque craintif, tant elles me paraissent
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 53
surhumaines. Quelques-unes, au visage de cire,
semblent demi-mortes déjà sous le vêtement
noir qui les distingue de la foule en robes de
cotonnade bleue. L'une d'elles , d'apparence
particulièrement recommandable, tenait autre-
fois, il y a si longtemps qu'elle ne s'en souvient
plus, un mauvais lieu ; d'autres vous parlent
avec un sentiment d'horreur du temps qu'elles
ont passé « dans le monde ».
Une seule consacrée, merveilleusement jolie,
malgré l'affreux bonnet noir qui lui cache les
cheveux, jeune encore, quoique depuis onze
ans elle expie, grande, élancée, souriante et
fraîche, conserve un air de fierté au milieu
de tous ces visages ascétiques et pâlis. Elle
se nomme Lizzie, elle est Écossaise, elle a
passé de l'hôpilal à l'asile, ce qui arrive
assez souvent. Son histoire n'a rien de roma-
nesque ; il y en a de plus curieuses, assurément,
celle, par exemple, de cette fille si maigre dont
les petits doigts légers chiffonnent lestement de
la dentelle, et qui le dimanche accompagne à
l'orgue les chants de ses compagnes. Un piano
se trouve dans la chambre, et la supérieure
l'engage à me faire un peu de musique. La
voilà qui attaque brillamment de souvenir la
partition de Faust, C'est ime Parisienne enlevée
5i NOUVELLE-FRANCE ET N 0 U VE LLE-AN G LETE R UE.
par un amant qui Ta abandonnée en Amérique.
Que l'aventure soit vraie ou fausse, l'expiation
est là, terrible dans un pareil milieu et sup-
portée, j'en suis témoin, avec une résignation
enjouée. Peut-être la pensée que ce ne sera
pas long y aide-t-elle un peu. La consomption
ronge cette exilée seule de son espèce, mais
non pas la seule poitrinaire, il s'en faut, parmi
ses compagnes.
On me présente des épaves de tous les coins
du globe, jusqu'à une Turque, dont il est im-
possible de ne pas remarquer en passant 1(î
teint basané, les grands yeux languissants
d'Orientale. Elle est, pauvre fdle, comme les
oiseaux qui ne sèment ni ne moissonnent,
je n'ose dire comme les lys des champs qui
ne travaillent, ni ne fdent. Personne ne la
presse ; sa lenteur, ses maladresses ont droit à
l'indulgence. Elle vient de si loin, oubliée à
quatorze ans dans un fossé par des saltim-
banques. L'asile lui ouvrit ses portes, elle
s'y réfugia, elle y est demeurée. C'est un peu
« la jeune Captive ». Son parler zézayant et
indécis me frappe ; elle a presque oublié pour-
tant sa langue natale, mais il lui reste en
mémoire quelques lambeaux de chansons, un
chant de guerre, entre autres, qu'elle entonne
LES FEMMES Dl CANADA FRANÇAIS. 55
avoc une soudaine énergie. Bien entendu je
ne cite que les figures originales, j'omets une
majorité insignifiante de lourdes créatures à
fœil fixe, au sourire stupide, et les nombreuses
personnes en tout pareilles à d'autres, réputées
respectables, dont la physionomie trahit sim-
plement le manque de volonté : tout dépend
de l'empreinte mise sur cette cire molle et
l'empreinte est bonne pour le moment. Une
Anglaise, osseuse, brûlée par le gin, le regard
fou, saute de joie quand on lui promet, faute
de mieux, du thé, du thé très fort. Les reli-
gieuses me montrent une exaltée dont le repen-
tir s'est trahi la veille à l'église, par des espèces
de convulsions qu'elles surveillent attenti-
vement, se méfiant de ce genre d'extase. Le
personnel du Bon-Pasteur de Québec, tout en
ressemblant sur certains points à celui d'autres
maisons européennes de la môme dénomina-
tion, est certainement plus pittoresque, plus
varié qu'ailleurs. Où trouverions-nous, par exem-
ple, cette négresse, une plantureuse négresse
de la Nouvelle-Ecosse, qui travaille dans le
jardin, vêtue d'une robe Ijlanche assez sale ?
— Elle raffole du blanc et des fleurs, me
disent en riant les mères.
Et elles font signe à Mary-Jane. Celle-ci
5G XOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETEURE.
s'approche avec l'humble joie d'un gros chien
appelé par son maître. Sa large face lippue
n'est que sourires.
— Voici une dame étrangère qui parle de
nous amener une autre négresse, une jeune
petite négresse, Mar3^-Jane.
Il faut voir le regard furibond qu'elle me
jette !
— Une autre négresse ! Je ne serai plus
la seule ! Non, non ! Je veux être la seule
négresse ici.
Et je comprends vite que cette bonne grosse
rieuse a son rôle très utile dans la commu-
nauté. Elle y apporte la note gaie. Ce rôle de
bouffon , elle le joue depuis une dizaine
d'années en toute innocence. Certes, elle est
parfaitement inconsciente d'avoir couru jadis
après les soldats et les matelots d'Halifax.
Pour dire quelque chose, je demande son
âge.
— Je n'ai pas d'âge , répond-elle dans un
éclat de ce rire nègre qui est le plus contagieux
du monde. Je suis un enfant.
Les religieuses reprennent :
— Notre vieil enfant gâté.
Et de ses mains noires souillées de terre,
Mary- Jane effleure tendrement leur voile, un
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 57
pli de leur robe, avec l'humilité qui fera tou-
jours dire à ceux qui ont le droit de prononcer
de telles paroles : « Allez, vos péchés vous
sont remis. »
Toutes ne sont pas aussi joyeuses. Une assez
gentille brune, occupée à la reliure, a été
amenée ici par son père. Elle pleure, tout en
travaillant, et répond à une parole de bien-
veillance : « Commencez-vous à vous habituer
un peu? )) par un hochement de tète révolté.
— Celles qui nous donnent le plus de peine,
me disent les religieuses, sont les rebelles que
leurs familles nous confient... Mais tenez, en
voici une dont rentrée a été singulière. Elle
nous fut amenée à une heure indue par un
jeune homme qui n'avait certes pas la mine
d'un instrument de la Providence. Dieu le
récompensera tout de même de sa bonne
action.
A la cuisine, la supérieure demande à une
grande lille hardie
— Vous êtes toujours décidée à nous quitter,
mon enfant ?
— Toujours! répond l'autre d'un air de défi.
— Vous l'avez déjà dit bien des fois et vous
êtes toujours restée. Réfléchissez encore un
peu, ne vous pressez pas.
nS NOUVELLE-FR \N<;i: KT NO U VEL I.E-A N G L KT ERRE.
• — Il y en a, repreiid-cllc tout bas, qui se
placent en sortant d'ici dans des maisons
honnêtes; il y en a qui se marient.
L'ordinaire des repas est copieux ; là encore
le régime du couvent catholique s'éloigne du
pénitencier protestant, qui se propose scientili-
quement d'atténuer les forces physiques.
— Pour bien travailler, disent les religieuses,
il faut manger, et puis ces précautions humai-
nes ne conduisent à rien ; l'essentiel, c'est la
bonne volonté qui attire sur nous la grâce de
Dieu.
Elles ont de saintes audaces en vertu de ciî
principe. L'un des dortoirs, très grand, bien
aéré d'ailleurs, est tellement encombré de lits,
qu'il est impossible d'y circuler ; on dirait une
mosaïque formée par les couvre-pieds multi-
colores.
— Nous sommes un peu serrées ici, en
effet, m'explique la sœur surveillante dont
la couchette occupe l'un des coins de la
chambre, — la place nous manque dans notre
vieille maison. Oui, c'est presque scandaleux,
mais la Sainte- Vierge leur fait la grâce,
après la besogne du jour, de dormir comuie
des enfants.
Et, me montrant du doigt une statuette de
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. .'iO
la Yicrge, au pied de laquelle brûle une toute
petite lampe :
— Cette lampe-là ne s'éleint jamais ; elles
Fentretiennent volontairement à leurs frais.
A leurs frais î L'huile de cette lampe gar-
dienne payée avec les pauvres sous qui restent
à la disposition des vierges folles, devenues
sages. Comment n'être pas touché ?
Dans les sous-sols où l'on fait la lessive, ce
n'est pas l'émotion cjui me prend , tout au
contraire. Je ne puis m'empécher de rire
devant ces robustes gaillardes, véritables types
de bètes de somme, taillées pour les gros
ouvrages, les manches retroussées, clapotant
dans leurs galoches mouillées et vêtues, comme
des masques, de couleurs éclatantes. Plusieurs
pièces de flanelle rouge ont été données à la
communauté et utilisées ainsi en blouses, en
sarraux. Ce luxe d'écarlate les ravit, elles
s'agitent, pareilles à des homards cuits dans
la buée épaisse qui se dégage des cuves ; une
grande partie du linge de la ville est envoyée^,
au Bon-Pasteur et les battoirs de s'escrimer
devant les vastes auges où l'eau coule en se
renouvelant. C'est un spectacle qui a manqué
au cercle d'observation de M. Zola et dont il
eût certainement tiré parti.
GO NOUVELLE-FRANCE Et NOUVELLE-ANGLETERRE.
Nous achevons noire tournée par rinfirnicrio.
Je n'y vois que deux malades : l'une affreuse,
les yeux retournés, presque moribonde, dans
un lit bien blanc, avec une sœur à son chevet.
L'autre est debout, parce que, me dit-elle en
anglais, son corps n'étant qu'une plaie, elle
souffre trop couchée. Et elle gémit comme un
animal blessé. C'est une toute petite femme,
au visage livide, d'une pâleur grise, aux traits
ravagés, et, à travers cette laideur de la
débauche, de la maladie, de la vieillesse anti-
cipée, brillent de grands yeux bleus d'Irlan-
daise, limpides, pathétiques, extraordinaires
sous leur frange de cils noirs, des yeux qui
démentent lout le reste. Ah ! celle-là, combien
de fois est-elle partie et revenue, après Fhôpital,
après la prison ! Elle boit, et dans l'ivresse, il
n'est rien dont elle ne soit capable. On la
reprend , on la soigne quand môme ; avant
quelques jours, elle aussi mourra dans un lit
immaculé, entourée de soins et de prières.
— Cette fois, me dit la supérieure, je crois que
c'est fini tout de bon, qu'elle ne s'en ira plus.
Un vol de blondes tourterelles, voilà com-
ment m'apparaissent les Sœurs grises de la
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS, 61
Cliarilé à Québec, dans le jardin de leur
maison. Elles ont le plus charmant habit du
jiionde, d'un gris café au lait très doux, la
jupe de camelot drapée comme celle des ména-
gères de Chardin, avec un camail noir à capu-
chon et, sous le petit bonnet de gaze noire,
une bande de mousseline blanche qui forme
sur le front un double rouleau. Toutes, qu'elles
soient Canadiennes ou Anglaises, sont sveltes,
minces, élégantes ; toutes me semblent jeunes,
peut-être parce qu'elles meurent assez vite au
rude métier qu'elles font ; éducatrices, gardes -
malades, berceuses, embrassant tout le cercle
de la charilé, dirigeant avec cela un pensionnat
très fréquenté par les jeimes filles de la bour-
geoisie française et britannique. Quelqu'un
leur disait devant moi :
— C'est entre vous une émulation repréhen-
sible à qui mourra la première I
Et elles riaient sans dire non, pressées en
effet de partir, par l'ardeur d'une foi inexpri-
mable qui leur montre le ciel tout près, comme
si elles n'y étaient pas dès ce monde I
A voir les grands bâtiments qu'elles occu-
pent, avec de vastes cours plantées d'arbres et
une superbe église, vous ne soupçonnez pas les
difficultés qu'elles traversèrent, si pauvres que,
4
G2 NOUVELLE-FUANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
bien soummiI, au début, le repas sonnait chez
elles sans (ju'on eût rien à manger. Elles
rendaient grâces et se retiraient Testoniac vide ;
mais peu à peu les aumônes vinrent, non pas
de grands dons comme en reçoivent les établis-
sements de charité aux Élats-Unis, — on n'est
pas riche au Canada français, — mais obole
sur obole tombèrent dans le ti-onc de l'asile.
Si les sœurs vivent de peu, leurs enfants
sont bien logés, bien soignés. J'en juge par
les dortoirs, les classes, la salle de bains, la
lingerie admirablement tenue depuis vingt ans
p(U' une infirme qui n'a qu'une main !
Rien chez les sœurs grises ne m'a intéressée
autant que l'asile des garçons, Nazareth, situé
en face du couvent môme. C'est une ancienne
caserne où les glacis abandonnés de la garnison
servent de promenoir et, le jour où j'y suis
reçue, l'école paraît encore singulièrement
militaire. On m'introduit dans une longue
galerie à l'entrée de laquelle un factionnaire
de dix ans monte gravement la garde. Il y a
là une brigade de gamins en train de faire
l'exercice. Leur coifture, leurs semblants de
fusils, leurs sabres de bois les transforment en
soldats. Ils défilent au pas gymnastique, pré-
cédés de trompettes qui, par un contraste
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 63
amusani, — cette brigade représentant l'armée
anglaise, — sonnent l'air éminemment français
de Marbrough. Toute la marmaille manœuvre
en mesure sous les ordres d'un ancien sous-
otlicier, anglais bien entendu, qui s'acquitte
de cette tâche par reconnaissance, son frère
ayant été autrefois élevé dans l'asile.
— La femme et les enfants de ce brave
homme sont morts, me disent tous bas les
sœurs, il a du chagrin et se distrait ainsi.
Nos garçons se trouvent très bien de son ensei-
gnen)ent ; ils y gagnent bonne tenue, bonne
tournure, l'exercice les dégourdit, ils prennent
au régime militaire des habitudes de disci-
pline, d'obéissance, et aussi de responsabilité,
car les officiers de notre petite brigade sont
choisis parmi les sujets les plus méritants. Ils
appliquent les ordres du chef, ils savent les
peines méritées par telle ou telle infraction et
ne laissent passer aucune peccadille. Tous
prennent leur consigne au sérieux. Ils s'acquit-
tent militairement des corvées de la maison ;
plus tard on les verra soumis à leur patron,
dans la vie civile, conmie ils le seraient en
cas de guerre à leurs officiers.
Tout ceci me paraît fort sage, mais le côté
incongru, c'est le mélanofe d'Anofleterre et de
Ci NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
France dans Ventraînement des petits Canadiens.
Ils chantent à tue-tèle en français le On ne
passe pas ! du PHit caporal, tout en faisant
l'exercice sans manquer au commandement
jeté en anglais, bien que la plupart ne parlent
que très peu ou môme point du tout cette
langue. Une religieuse anglaise s'efforce pour-
tant de leur apprendre ce que doit en savoir
un féal sujet de la reine Victoria.
Regardant de loin les jeunes soldats, sans
se mêler à eux, car on ne permet aucun
contact entre lui et ses camarades, il y a un
petit consomptif mélancolique, aux longs cils
noirs balayant ses joues pales, et deux jeunes
Syriens d'apparence merveilleusement exoti-
que. Des hordes d'émigrés Syriens sont venus
peupler un faubourg de New -York et se
répandre dans plusieurs villes des États-Unis,
où ils font de menus commerces, mais j'ignorais
qu'ils eussent pénétré jusqu'au Canada, meur-
trier pour ces pauvres enfants du soleil.
On compte deux cents garçons à Nazareth ;
il y a autant de petites fdles dans le couvent.
Elles me sont présentées en bel uniforme du
dimanche, l'emblème du Sacré-Cœur sur la
poitrine, dans la grande salle de réception.
Toute la troupe est armée de bâtons et les
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 65
exercices de callislhénie se succèdent avec un
ensemble étonnant, comme les figures compli-
quées d'un ballet. Ce ne sont pas tous des
enfants pauvres proprement dits ; beaucoup
de familles trop nombreuses sont obligées
d'avoir recours à l'asile ; la ville entière a des
motifs de reconnaissance envers les Sœurs
grises. Elles enseignent aux petites fdles une
foule de métiers. Parfois elles réussissent à
faire entrer les plus intelligents des garçons
au séminaire pour des études complètes ;
quelques-uns, des externes, reviennent chaque
jour prendre leur repas sous ce toit qu'on
peut bien appeler maternel. Mais c'est dans la
maison mère de Montréal qu'il faut surtout
voir fonctionner les infatigables Sœurs grises.
Là elles semblent vraiment avoir pris posses-
sion de toutes les misères humaines.
J'ai été accueillie par la propre sœur de
l'abbé Gasgrain, décédée depuis et qui a dû
laisser dans la communauté un vide irrépa-
rable. Sœur Baby, comme on l'appelait du
nom très considéré de sa famille maternelle \
réalisait le type même de la religieuse grande
1 . Baby est la transformation de Batbie, nom de Gascogne,
importé au Canada par un officier du fameux régiment de
Carignan-Salières.
4.
66 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
dame et savante organisatrice ; c'est elle qui
m'a conduite, avec les plus intéressants com-
mentaires, à travers tous les détails de cet
immense refuge de vieillards, d'incurables,
d'infirmes de toute sorte et d'enfants trouvés.
L'esprit de la fondatrice, madame d'Youville,
la femme forte par excellence, était en elle.
Cette madame d'Youville, issue d'une noble
famille bretonne et veuve d'un mari prodigue
et libertin, absolument ruinée, avec des enfants
à élever, trouva le temps et le moyen de
recueillir une catégorie de misérables que ne
secourait pas encore la pitié publique. Long-
temps le Canada avait ignoré le vice ; consi-
déré comme une mission plutôt que comme
une colonie, il n'avait reçu que des colons
triés avec scrupule ; aussi, dans un laps de
soixante-neuf années, ne trouve- t-on sur les
registres des baptêmes, que deux enfants nés
hors du légitime mariage ; les filles, suspectes
si peu que ce fût, étaient immédiatement
renvoyées en France.
A partir de 1669, l'émigration marchant
avec trop de lenteur, le gouvernement expédia
ce que la mère Marie de l'Incarnation appelle
dans ses lettres « une marchandise mêlée »,
ou encore « beaucoup de canaille de l'un et
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 07
l'autre sexes ». La guerre contribua aussi à
l'altération des mœurs, sinon dans les cam-
pagnes, presque intactes aujourd'hui encore,
du moins dans les villes ; bref, les naissances
illégitimes se multiplièrent peu à peu et aussi
les infanticides, la honte qui s'attachait à de
cerlaines faiblesses conduisant les coupables
aux dernières extrémités. Tant qu'avait duré
la domination française les seigneurs, hauts
justiciers autorisés à percevoir les amendes,
répondaient de la nourriture des enfants trou-
vés dans le ressort de leur juridiction ; mais
il y avait de singuliers abus, les sages-femmes,
chargées de les placer, allant jusqu'à vendre
parfois ces petits malheureux aux sauvages.
Après la conquête anglaise, ce fut bien pis ;
le nouveau gouvernement refusa de contribuer
en rien à cette œuvre. Alors intervint madame
d'YoLlville, que le roi avait appelée quelques
années auparavant à l'administration de l'hô-
pital de Montréal, elle et ses assistantes, les
c( demoiselles de la charité ». Madame d'You-
ville, sans rien calculer, se déclara prête à
recevoir tous les enfants trouvés qu'on lui
apporterait. Déjà madame Legras avait donné
en France un pareil exemple ; mais pour la
première fois il était suivi en Amérique.
68 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Afin de suffire aux dépenses de sa maison,
qui prenait ainsi de nouvelles charges, au len-
demain d'une guerre de sept ans, madame
d'Youville dut faire tous les métiers, se livrer
au commerce, à l'industrie, exploiter des car-
rières, fabriquer de la bière, du tabac, prendre
des animaux en pacage, troquer avec les
Indiens, organiser des services de bateaux et
de transport en général, mais d'abord travailler
de ses mains et recevoir des pensionnaires. Les
dames âgées des meilleures familles devinrent
ses collaboratrices en allant volontiers loger
chez les Sœurs grises ; elles trouvaient là bonne
compagnie ; la plupart des grands noms du
Canada figurent sur le registre où s'inscrivent
encore beaucoup de douairières contentes de
vieillir et de mourir au couvent, comme c'était
si souvent l'habitude dans la mère patrie du
XVII® siècle. Et les Sœurs grises continuent à
s'évertuer sans relâche au profit de leurs chers
pauvres ; elles font des hosties, elles coulent
des cierges , elles brodent des ornements
d'église, elles fabriquent des liqueurs, elles sont
expertes en pharmacie, elles vendent des objets
de piété. L'une d'elles, qui a passé de longues
années en mission chez les sauvages et y est
devenue chirurgienne, a un cabinet de dentiste;
LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS. 69
une autre fait de la sculpture en cire, des
enfants Jésus, des têtes, des mains, des pieds
de grandeur naturelle qui, complétés par des
vêtements plus ou moins pittoresques, sont
exposés dans les châsses d'églises. Ces saints
de cire et d'étoffe ont de vrais cheveux, des
plaies béantes et le sang du martyre à la gorge;
il y en a d'une réalité saisissante.
L'administration des biens de la commu-
nauté n'est pas la moindre besogne des
religieuses. Il faut voir les grands livres de
l'économat tenus par elles seules. Les couvents
de femmes au Canada sont, de l'aveu des juges
compétents, très supérieurs sous ce rapport
aux couvents d'hommes. Ceux-ci se sont mis
quelquefois dans l'embarras, tandis que l'ad-
ministration des religieuses est impeccable
(chose à considérer ou point de vue féministe).
Le temps et l'espace me manquent pour
énumérer seulement toutes les œuvres de cha-
rité que renferme cette immense maison, tout
un monde. Je me suis promenée au milieu
de la nourrisserie où des douzaines de chétives
créatures dans leurs berceaux, un biberon aux
lèvres, semblent pour la plupart vouées à la
mort, quelques soins qu'on leur prodigue. Les
grosses chaleurs de l'été les emportent presque
70 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
en masse. Il y a bcaucoui) d'eslropiés et pour
cause; ces épaves de la misère et de l'inconduite
échouent d'ordinaire sous la porte du couvent,
enfermées dans un panier. Quatre sont arrivés,
me dit la Sœur Baby, ensemble, au fond de
la même corbeille. La mère dénaturée ne se
fait pas scrupule de leur casser un membre
pour qu'ils entrent dans le récipient trop
étroit. Comprimés, tordus, malsains presque
ioujours, avec des vices héréditaires probable-
ment, que deviendraient-ils à travers la vie ?
Sans doute la canicule leur rend très grand
service, aux garçons surtout qui ne pourraient
habiter le couvent au delà d'un certain âge,
passé lequel on les distribue dans la campagne,
où ils sont reçus avec répugnance, traités
durement. Il n'existe pas un service de l'Assis-
tance publique bien organisé comme chez nous.
Les Sœurs grises ne vivent que de ce qu'elles
possèdent en propre, de ce qu'elles gagnent et
des aumônes de quelques particuliers, sans
subvention de l'État, accablées au contraire
d'impôts très lourds.
La salle des babies qui ont résisté au biberon
et à la chaleur est d'un joli aspect; on fait
danser devant moi les petites fdles. Leurs
aînées, qui seront placées comme ouvrières ou
J.ES FEiMMES DU CANADA FRANÇAIS. 71
comme servantes, à moins qn'elles ne préfèrent
rester dans la maison, chantent en battant des
mains pour accompagner des pas très bien
réglés. Une petite Huronne se livre avec entrain
à la danse de sa tribu, qui ressemble beau-
coup à une bourrée auvergnate; celle-là est
une simple orpheline ; d'autres enfants ont
père et mère, mais la pauvreté ou l'abandon
leur donne droit d'asile dans cette ruche qui
ne renferme pas moins de neuf cents hôtes,
grands et petits. A tous, vieillards, infirmes,
lamentables débris humains de tout âge, la
grande et belle chapelle est commodément
accessible. Chacun des étages de la maison
donne sur une de ses tribunes, de sorte que
les plus impotents peuvent encore sans fatigue
se traîner jusqu'à Dieu.
En présence de cette tendresse, de cette ingé-
niosité de la charité catholique, faut-il s'étonner
du peu de succès qu'a rencontré le dernier
projet philanthropique, si bien intentionné
pourtant, de son Excellence lady Aberdeen,
épouse du gouverneur général? Non contente
de voir fonctionner des trained nurses de
premier ordre dans le monumental Victoria
Bospital de Montréal, elle voulait déléguer des
postes de ces infirmières diplômées dans les
72 NOUVELLE-1-RANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
villages, sans bien se rendre compte de l'atta-
chement exclusif qu'aura toujours 1' « habitant »
français pour les Sœurs blanches et grises.
Celles-ci ont en partage tout ce qui ne s'impro-
vise pas et ce qu'aucun brevet ne peut donner,
de longues associations avec le passé historique ;
elles parlent la langue maternelle, elles repré-
sentent la religion des aïeux; quelque chose de
plus fort que le devoir professionnel le mieux
rempli leur fait braver, rechercher même tous
les dangers, toutes les souffrances; le célibat
enfin leur donne le droit de vivre pauvres, au
service [des pauvres. Il n'y a pas de hautes
études qui puissent remplacer cela. Et le Royal
Victoria Hospital lui-même, dont la construction
a coûté plus d'un million de dollars à ses géné-
reux fondateurs, lord Mount Stephen et sir
Donald Smith, l'hôpital-palais qui se dresse
comme le plus bel échantillon de la munificence
anglaise au milieu d'un parc admirable, ne
pourra, de longtemps du moins, prétendre à
rivaliser avec l'Hôtel -Dieu plus modeste auquel
reste attaché le nom si français de l'humble
Jeanne Mance.
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY
Pendant les premiers jours qu'il "passe à
Québec, le voyageur, ébloui par l'étendue ma-
jestueuse du Saint-Laurent, s'absorbe d'abord
tout entier dans ce spectacle.
La suprême beauté de l'Amérique du Nord
tient pour des yeux européens à ses lacs et à
ses fleuves, à ses fleuves surtout. Nous avons
d'aussi hautes montagnes, un littoral aussi pit-
toresque, des paysages qui ne le cèdent à aucun,
mais nous ne savons pas ce que c'est qu'un
grand fleuve tel que le Mississipi ou le Saint-
Laurent. Encore ne peut-on comparer les rives
basses, mouvantes, sans consistance et sans
dessin, du père des eaux, comme il m'est apparu
en Louisiane, roulant son limon jaunâtre à tra-
5
74 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
vers les savanes et les champs de cannes, au
cours superbe de son rival encadré par les belles
découpures des Laurentides.
Faites le guet du haut de ce poste d'obser-
vation qu'offre sur toute sa longueur, — qua-
torze cents pieds du nord au sud, — la terrasse
qu'on nomme indifféremment du nom de lord
Durham qui la commença ou de lord Dufferin
qui l'agrandit, mais que les Québecquois pré-
fèrent appeler la terrasse de Québec. Si c'est le
matin, le soleil monte lentement au-dessus de
la nappe frémissante, L'infinie fraîcheur, le
calme souverain des tons de rose, humides et
veloutés, qui semblent sortir de l'eau comme
une nymphe sort du bain, forment un violent
contraste avec tout le noir de la basse ville
grouillante de commerce ; celle-ci s'accroche aux
remparts, blottie sous l'orgueilleuse falaise, entre
le rocher qui la repousse et le fleuve où elle
déborde sous forme de navires et de radeaux.
Tout le jour vous emplissez vos yeux du mou-
vement des bateaux à vapeur et à voile, vous
regardez glisser ces innombrables flottilles de
bois de charpente qui représentent des forêts
abattues, et vous jouissez des effets de lumière
sur les montagnes qui, pour n'être pas bien
hautes, n'en sont pas moins belles par la struc-
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 7o
ture hardie et par la couleur. Le soir va-t-il
tomber, vous voyez chaque fois un prodige nou-
veau se passer dans le ciel ; ce sont les sommets
lointains qui s'empourprent, qui flamboient de
mille buissons ardents ; c'est un horizon em-
brumé, strié de gris bleu, de jaune rosâtre,
avec des nuages bas qui couvrent les dernières
cimes et des reflets de cuivre plaqués parmi
tout ce gris transparent dans les flaques d'eau
du port où la marée est basse. Puis le crépuscule
vient simplifier les lignes sévères des hauteurs
de Lévis ; leurs grands bâtiments, forts,
couvents ou églises ressortent en un relief
sombre et puissant sur le bleu éteint du ciel,
tandis qu'à vos pieds, bien au-dessous de vous,
scintillent tous les feux allumés le long des
quais ou dans les rues tortueuses que relient
entre elles les escaliers si bien nommés casse-
cou.
Cette plate -forme, où vous êtes comme aux
premières loges, suit le bord de la falaise, sur
le site même de ce qui fut le château Saint-
Louis, et l'hôtel colossal qui se dresse à la place
de celui-ci ne peut suggérer aucune des
fâcheuses réflexions que provoquent le plus sou-
vent les constructions modernes substituées à
de nobles ruines. On dirait tout de bon une
76 NOUVELLE-FRANCE ET N OU VEL LE- ANGLETERRE.
forteresse, non pas précisément du moyen âge,
ce qui nuirait par trop au confort intérieur,
mais du commencement de la Renaissance, de
ce temps même où Jacques Cartier remonta le
Saint-Laurent pour la première fois. Il n'intro-
duisit pourtant pas au Canada en 1534 l'élé-
gante architecture patronnée par François I",
son maître ; il n'eut pour s'abriter que de
pauvres cabanes d'écorces et, si j'en crois l'inté-
ressante étude de M. Ernest Gagnon^ avec
les plans qui l'illustrent, le château bâti par
Samuel de Champlain sous Louis XIII, môme
après sa reconstruction en 1700 par le comte
de Frontenac, était loin d'égaler l'auberge mo-
numentale, œuvre de M. Bruce Price. Le nou-
veau 'c château Frontenac » a du reste reçu
jusqu'à un certain point la consécration des
siècles, puisqu'une pierre vénérable des anciens
murs, portant la croix de Malte avec le millé-
sime 1647, est encastrée dans une de ses portes.
L'ensemble de l'édifice produit un effet impo-
sant et trompeur.
Elle est tout entière comme à vous seul,
cette grande terrasse de Québec, aux premiers
jours de mai, quand les cinq kiosques espacés
1, Le fort et le château Saint-Louis, étude archéologique et
historique, par Krnest Gagnuii ; Québec, 1895.
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 77
de distance en distance n'abritent encore aucun
orchestre. Vous y marchez dans le silence jus-
qu'au point où elle rejoint le jardin du gouver-
neur. Là s'élève un monument unique par
l'idée généreuse qui l'inspira, la colonne dédiée
aux mânes réunis de deux glorieux adversaires
tués le même jour : Montcalm et Wolfe. L'in-
scription gravée sur le marbre est celle-ci :
Mortem Virtus Communem, Famam Historia,
Monumentum Posteritas Dédit.
Et elle est juste. Ces deux héros sont frères
au fond : le même dévouement au service de la
patrie les anima jusqu'au bout et leurs dernières
paroles se ressemblent, le général anglais ayant
loué Dieu qui lui permettait d'apprendre avant
de mourir la fuite de l'ennemi, le Français
ayant béni la mort qui l'empêchait de voir
Québec se rendre.
A l'extrémité sud, vous êtes au-dessous de
la citadelle, du haut de laquelle vous découvrez
des étendues de pays si vastes qu'au delà c'est
la fin de toute civilisation, pensée qui vous fait
battre le cœur. Il n'y a rien d'aussi émouvant
peut-être que cette proximité pressentie de la
vie sauvage encore possible dans un pays qui,
grand comme la moitié de l'Europe, n'a guère
78 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
que six millions d'habitants. Libre à vous de
monter vers cette impression vertigineuse par
des glacis et des degrés sans nombre. Là-haut
tout serait moderne et anglais, portes, redoutes,
bastions, si l'architecture militaire, semblable
chez tous les peuples, ne donnait, quelle qu'en
fût la date, l'illusion du passé. D'ailleurs, cer-
tains restes de remparts et de batteries aux
pièces démontées sont français. Vous vous sentez
enveloppé des souvenirs de France sur le site
même de ce vieux château Saint-Louis dont le
canon tonnait dans toutes les grandes circons-
tances : à l'arrivée d'un nouveau gouverneur,
pour une procession de reliques, pour la con-
version d'un chef sauvage ; Frontenac chargea
sa bouche énergique et grondeuse de répondre
aux premières sommations d'un envoyé de
l'Angleterre : « Dites à votre maître qu'il fasse
du mieux qu'il pourra comme je ferai du
mien. »
Des scènes participant du roman et de la
légende, qui sont de l'histoire pourtant, vous
reviennent à l'esprit sous forme de tableaux
vivement colorés, tandis que vous parcourez sur
la terrasse Durham des kilomètres de planches.
En même temps les flots rapides du Saint-
Laurent vous content d'étranges choses, auprès
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 79
desquelles les faits et gestes des humains sem-
blent tout petits : quel bond formidable, par
exemple, il a fait du haut des rochers du Nia-
gara I quels espaces presque impossibles à me-
surer il parcourt depuis sa source, sous les
noms différents qui le déguisent, et sa fuite
impétueuse à travers les grands lacs î Gg géant
parmi les fleuves est lui aussi un allié de la
France, car, portés par lui, les premiers pion-
niers devancèrent sur le continent américain
les Anglais chevaucheurs de l'Océan qui les
déposa plus tard de l'autre côté des monts Al-
leghanys. Quelle route vraiment royale I Peu à
peu l'envie de la parcourir à votre tour vous
prend avec une force irrésistible. Comparati-
vement rétrécie sous la ville qui lui avait
emprunté le nom de détroit, elle s'élargit
ensuite jusqu'à ne plus permettre au regard
de l'embrasser d'un bord à l'autre et, en attei-
gnant le golfe, elle rivalise presque de taille
avec l'Océan qui la reçoit.
Je n'aspirais pas pour ma part à suivre « la
grande rivière » jusque-là, mais une masse
bleuâtre et sourcilleuse, qui semble fermer
l'horizon, m'attirait comme un aimant ; je rêvais
de dépasser cette barrière qu'on me disait être
le cap Tourmente, d'atteindre le Saguenay, ce
80 NOUVELT.E-FRANCE ET N 0 U VE LLE- A NG LEÏERRE.
mystérieux affluent du Saint-Laurent, roulant
ses eaux noires à traver des régions qui pas-
sèrent longtemps pour fantastiques. Deux fois
par semaine, un bateau décoré de ce nom ten-
tateur, le Saguenay, quittait le port de bon
matin, sous mes yeux ; non pas un de ces
superbes bateaux qui, tout l'été, sont quoti-
diennement au service des touristes, — ceux-là
n'avaient pas encore commencé leur va-et-vient
habituel, — mais un petit vapeur plus modeste,
que prennent, faute de mieux, les gens du pays,
allant à leurs affaires. Au milieu de ces gens-
là, je me trouvai embarquée le 11 mai 1897,
à ma propre surprise et sans savoir très bien
où j'allais. N'importe I les guides intelligents et
courtois ne manquent pas en Canada, et ces
guides-là portent presque toujours une soutane.
Je rencontrai à bord un prêtre qui ressemblait
de visage à M. Renan et qu'on me présenta
comme le supérieur du séminaire de Chicou-
timi. Yéritable bonne fortune pour moi, car
M. l'abbé Huard a vu des choses si nouvelles
sur la côte nord du bas Saint-Laurent, et sur-
tout son œil perçant de naturaliste a su si bien
les observer, que je donnerais pour son excur-
sion en Labrador plus d'un voyage autour du
monde. Tous les souvenirs dont il me fit part
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 81
obligeamment, dans une longue journée de
causerie à bâtons rompus, sont publiés main-
tenant avec beaucoup d'autres ; ils ont été im-
primés à Montréal et on peut se les procurer à
Paris \ mais il manquera au lecteur, pour les
goûter comme je le fis, d'être sur le Saint-
Laurent même et de pouvoir se dire, en écou-
tant les plus curieuses histoires démissionnaires
et de sauvages, de chasse, de pêche, etc. : « Il
ne tiendrait qu'à moi d'aller lier connaissance
avec les Montagnais et les Hurons, de pousser
jusqu'à la Pointe-aux-Esquimaux, et, si j'en
avais le goût et la force, de chasser le loup
marin. A moins que je ne préfère pourtant une
visite à Anticosti ! »
M. l'abbé Huard en revient. Tout le monde
sait qu'un millionnaire parisien s'est rendu
acquéreur, en 1895, de cette île, abandonnée
comme l'un des points les plus ingrats et les
plus inabordables qui soient au monde; mais
ce qu'on ignore peut-être, c'est l'importance de
l'œuvre accomplie déjà par M. Menier dans ses
États : le mot n'a rien d'exagéré, bien que le
nouveau propriétaire reconnaisse la suzeraineté
de la reine d'Angleterre. Il peut promulguer
1. Labrador et AnUcosfi, par l'abbé V.-A. Huardi
5.
82 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
toute sorte de décrets et a déjà fort heureusBn
ment défendu l'usage des boissons fermentées,
combattant ainsi avec énergie le seul vice du
Canadien, vice plus qu'ailleurs excusable dans
ces régions très rudes où il faut à tout prix se
réchauffer. Il a aussi interdit la chasse et la
pêche, pour assurer le repeuplement des eaux
et des forets.
Comprenant à merveille les besoins et les in-
térêts de la population, n'hésitant pas en outre
devant de grosses dépenses, M. Menier réussira
très probablement dans son entreprise, l'une
des plus passionnantes qui puissent tenter un
homme d'imagination, car tout est à créer.
Depuis la mort de Jolliet, à qui Louis XIV en
avait fait don, pour le récompenser d'avoir
découvert le pays des Illinois et parcouru la
baie d'Hudson, cet endroit déshérité a été livré
à lui-même. Il n'est connu que par ses nau-
frages et par la légende du fameux Gamache.
Une exploration a prouvé que ce sol de cent
trente- cinq milles de long sur plus de trente de
large possédait cependant une valeur indiscu-
table au point de vue des pêcheries, des forêts
et de l'élevage. Le revers de la médaille, c'est que
pendant cinq mois de l'année au moins la mer
rend difficiles les communications postales; un
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 83
autre inconvénient grave, c'est l'impossibilité
de pénétrer l'été dans l'intérieur de l'île gardé
par de terribles moustiques.
Décidément je laisse Anticosti à ceux qui ont
le pied marin et le cuir à toute épreuve; l'île
d'Orléans, en face de laquelle stationne notre
bateau, me plairait davantage, bien qu'elle n'ait
pas encore la joyeuse parure de pampres qui
lui valut de la part de Cartier un nom mytho-
logique, Isle de Bacchus. On y récolte toujours
de bon vin qui se vend cinq francs le gallon de
deux litres, mais ni les vignes, ni les vergers
n'y verdoient le 11 mai; à peine si quelques
saules précoces prêtent à la rive une pâle appa-
rence de végétation naissante, pareille à une
fumée légère d'un gris plus vivant que les bois
dénudés d'alentour.
Nous sommes au niveau de la ville basse de
Québec. Elle aussi, comme les escarpements de
la citadelle, a ses annales guerrières ; c'est là
qu'échoua la tentative hardie faite par les
États-Unis au lendemain de leur Révolution
pour entraîner le Canada dans les mêmes voies.
Un instant la colonie eut à portée de la main
son indépendance; elle n'en voulut pas. Les
classes dirigeantes ne trouvaient aucun avan^
tage à entrer dans une confédération étrangère
84 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
et protestante où s'effacerait leur nationalité;
elles préférèrent, puisqu'il fallait opter, rester
fidèles à une monarchie si lointaine qu'elle était
par cela môme moins menaçante pour les
vieilles institutions catholiques et françaises.
Québec, la capitale, fut le foyer de ce mouve-
ment réactionnaire; elle trancha la situation
tandis que le reste du pays se partageait entre
les Américains vainqueurs et les Anglais aux
abois, ce qui fut très près de produire une
guerre civile. J'aperçois du bateau le quartier
Champlain, défendu alors par des batteries et
par des barricades, le bout de la vieille rue du
Saut -au -Matelot où le fameux Arnold eut la
jambe fracassée, et cette autre petite rue où
tomba mort Montgomery. Sans la résistance
dont cet événement fut le prélude, le Canada
serait aujourd'hui République.
— Vous vous êtes battus pour rester colons
au lieu de passer à l'indépendance. Soyez donc
esclaves I dit durement La Fayette aux gentils-
hommes canadiens prisonniers à Boston.
Il ne comprenait pas. Les Canadiens ne sont
esclaves que de leurs croyances et de leurs
préjugés. Les excès de notre révolution seuls
ont pu les consoler de ne plus être à nous.
Ambitieux de garder les vieilles coutumes,
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 85
comme d'autres peuvent l'être d'acquérir de
nouveaux droits, ils mènent encore la vie
patriarcale et se montrent par conséquent favo-
rables aux monarchies. L'intervention d'un
Dieu paternel et protecteur se mêle à tous les
faits enregistrés dans leur histoire, qu'il con-
vient de lire comme la légende dorée, car
chaque succès sous la plume des Jésuites est un
miracle salué d'un Te Deum, et chaque revers
est accepté comme châtiment avec respect et
componction.
Le Saguenay cependant s'est mis en marche,
et la matinée est assez claire pour me permettre
de ne rien perdre du panorama grandiose de
la rade. Presque aussitôt après Québec com-
mence la ligne blanche du village de Beau port
dont les maisons se suivent à la fde, en une
longue procession. J'admire de face la cataracte
écumeuse de Montmorency. A si longue dis-
tance, son rugissement ne se fait pas entendre.
Elle m'apparaît muette, immobile, sans un pli,
sa nappe élégante tendue dans l'espace à la
façon d'un grand voile blanc. Ensuite, c'est la
côte fertile de Beaupré; nous n'en voyons rien,
sauf le sommet du mont Sainte-Anne, car notre
bateau est entré dans la partie du fleuve
qui, partagé en deux branches, court ici,
86 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
entre l'île d'Orléans et la rive sud ; de ce côté
il a trois lieues ; de l'autre, il est moins large,
mais je commence néanmoins à comprendre ce
qui, dans ma jeunesse, où l'on n'apprenait de la
géographie que les détails inutiles, me pénétrait
de stupeur : le Saint-Laurent verse par heure
dans la mer une masse d'eau évaluée à six cents
millions de mètres cubes.
Sur la côte sud on me nomme les villages :
Beaumont, Saint-Michel de Bellechasse, Saint-
Valier; sur le rivage de l'île d'Orléans, Saint-
Jean, Saint-François. Les saints sont partout
en majorité. Devant la Pointe à Blin, un ingé-
nieur du pays, qui cause avec nous, rappelle
que ses ancêtres s'établirent à cette place en
1680 et lui laissèrent leur nom. Aussitôt je me
mets à le regarder avec autant d'intérêt que
s'il eût pu me donner de visu des nouvelles de
Frontenac en personne. Les origines des familles
canadiennes sont parfaitement établies, grâce
aux registres des paroisses d'après lesquels a
été fait le dictionnaire généalogique, très com-
plet, de l'abbé Tanguay.
Au cours de la conversation, quelqu'un m'as-
sure qu'il reste encore sur la côte de Beaupré
beaucoup de familles qui possèdent les terres
données à leurs aïeux par Louis XIV et que
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 87
nulle part on ne trouverait aussi semblable à
lui-même le paysan normand de ce temps-là.
On partait beaucoup de la Normandie, en
effet, quand ce n'était pas de la Bretagne ou
du Poitou, de la Saintonge, de l'Aunis, du
Perche ; on s'embarquait à Dieppe, à Saint-
Malo, à la Rochelle. Les mots de patois rap-
pellent ces trois provinces : brayer le lin, grouiller,
itou pour aussi, câline pour coiffe, la brunante
pour la brune, le sorouet pour le sud-ouest,
butin pour vêtements, meubles ou effets quel-
conques, les cordeaux (la bride) d'un quevalle
(un cheval). Le laboureur qui touche dit hu dial
V endormitoire vous prend (vous vous endormez),
aurait ravi George Sand. Des mots de marin
se mêlent à ces archaïsmes : embarquer, débar-
quer pour monter en voiture ou en descendre,
arrimer ou amarrer son tablier. Quelques expres-
sions sont détournées de leur sens, comme
carriole, qui au Canada signifie traîneau, tandis
que le nom de traîneau s'applique seulement à
la schlitte. Tous les oiseaux sont du gibier,
langage de chasseur ; l'abbé Huard parle d'un
enfant qui traitait de gibier le Saint-Esprit sous
forme de colombe. Il trouve jolie l'ellipse qui
fait dire: fai hâte à dimanche, au lieu de: « j'ai
hâte d'arriver à dimanche », et ne doute pas
88 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
que le Roi -Soleil n'ait prononcé : — L'État,
c'est moue.
Décidément la journée sera belle, mais il fait
froid, mes fourrures ne sont pas de trop. Les
hommes n'ont garde de laisser leurs pipes
s'éteindre. Ils pensent évidemment, comme
jadis Cartier, quand il emprunta l'usage du
tabac aux sauvages, « qu'il est bon de se rem-
plir d'une fumée chaude » . D'ailleurs la tenta-
tion de fumer une pipe est inséparable chez le
Canadien de la flânerie, à ce point qu'il dit
fumer pour flâner. Le Comte de Paris fut fort
amusé des termes dans lesquels on lui conseilla
de voir la population rurale : « Fumez donc
chez les petites gens. » Cet usage invétéré de
la pipe donne à beaucoup de physionomies
une expression particulière; les coins de la
bouche sont fléchissants et le tuyau a creusé au
milieu de la lèvre inférieure comme une petite
rigole. Mais je ne laisse pas fumer en repos
M. le Supérieur du séminaire de Chicoutimi.
Il continue d'être victime de la fureur inter-
rogante dont je me rends toujours coupable en
voyage, pour peu que je rencontre un partenaire
de bonne volonté. Mettre la main sur un natu-
raliste, quelle aubaine I Je l'exploite donc sans
remords. Il a fallu qu'il m'énumérât toutes les
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 89
différentes espèces de conifères qui seuls jus-
qu'ici mettent de la verdure dans le paysage ;
cèdres, sapins, mélèzes, épinette noire, grise,
blanche et rouge, celle-ci décimée par une de
ces maladies qui n'épargnent pas plus les
plantes que les humains ; il a fallu qu'il
m'initiât à l'industrie du sucre d'érable, traité
à peu près comme chez nous on traite la
résine, le sirop s'échappant par un trou percé
dans l'arbre ; et je ne me lasse pas de le
questionner sur les paroisses qui se suc-
cèdent le long du rivage. Rien ne vaut une
promenade sur le Saint-Laurent pour initier
le voyageur à ce qui est en vérité la clef de
voûte de l'histoire du Canada, car chaque
paroisse remplace la seigneurie de jadis et les
églises ne représentent pas seulement la
maison de Dieu, mais encore le pouvoir et la
protection qu'exerçait jadis le gentilhomme à
l'égard de ses « censitaires ». Gentilhomme,
on dirait que chaque fermier l'est un peu à
sa manière. Sans aucune revendication envieuse
d'égalité, il n'admet pas plus que tout autre
Américain les distinctions de classes ; un habi-
tant, comme on l'appelle, en vaut un autre.
Certes, l'habitant a beaucoup plus d'aisance
que le paysan de France; il est maître de
90 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
soixante à quatre-vingts arpents qui, de même
que les concessions jadis accordées par le roi,
commencent aux riches terres d'alluvion du
rivage pour continuer en profondeur jusque
sur la montagne, ce qui lui assure des prairies
et du bois. Sa maison est fièrement isolée au
milieu du domaine; point de ces aggloméra-
tions qui indiquent chez nous un village et
dont le roi souhaitait en vain qu'on prît
l'habitude dans sa colonie pour que pussent
être mieux concentrés les moyens de défense
et d'autorité. Toutes ces demeures rurales
s'égrènent à d'assez longs- intervalles comme les
perles d'un chapelet; on y vit largement,
l'épargne ne comptant pas parmi les vertus de
l'habitant, si français qu'il soit. C'est môme
avec le goût fréquent de l'aventure, la diffé-
rence essentielle entre ces paysans et les nôtres
auxquels d'ailleurs ils ressemblent comme
des frères. J'en faisais la réflexion tout à
l'heure encore en descendant pour dé-
jeuner à l'étage inférieur du bateau où ils
sont nombreux.
Le contact des Indiens a plus fortement agi
sur eux qu'on ne pense, et toutes les fois que
se produit un mélange de sang entre les deux
races, on voit sortir de cette alliance le type
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 91
toujours prêt à revivre du coureur de bois.
Si de certains noms demeurent attachés à
la même terre depuis deux siècles, combien
d'errants incorrigibles, en revanche, ont l'habi-
tude de vendre leurs biens aussitôt qu'ils
sont en plein rapport et de pousser plus loin
pour le plaisir de défricher des terres encore
incultes I Beaucoup s'en vont aux États-Unis
louer leurs bras et gagner de l'argent, mais,
qu'ils reviennent ou non, ils ne se laissent pas
absorber un seul instant par l'élément yankee,
ils emmènent souvent leur prêtre avec eux,
ils conservent toutes leurs habitudes françaises,
ils ne quittent jamais des yeux le clocher de
la paroisse.
Ce mot sacré de paroisse représente bien des
choses fondamentales ; il ne faut pas oublier
que Louis XIV institua le régime féodal dans
la Nouvelle-France. Il existe encore, sauf que
le curé a remplacé le seigneur. Celui-ci n'obte-
nait de terres, en récompense de ses services
ou en considération de sa naissance, qu'à
charge par lui d'y établir un nombre déter-
miné de colons dans un certain délai. S'il
manquait à cette obligation, il était déchu de
son privilège. Très favorable à l'agriculture,
Louis XIV anoblissait volontiers ceux qui s'y
92 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
livraient avec zèle ; il savait flatter ainsi la
passion des Canadiens pour les titres, et Col-
bert poussait aux mariages précoces, envoyant
à cet effet des cargaisons de « filles d'hon-
neur » dont les religieuses prenaient soin. Le
pli en est resté. Le Canadien se met en ménage
presque avant d'avoir de la barbe au menton,
il a beaucoup d'enfants dont le travail l'aide
à s'enrichir ; tous les douze ans, d'après les
recensements, la population est doublée ; et elle
ne pourra jamais être assez nombreuse pour
exploiter toutes les terres en friche qui à
Touest attendent des bras.
Il n'est plus question des seigneurs qui
s'éloignèrent devant la domination étrangère ;
leurs manoirs sont généralement habités aujour-
d'hui par une bourgeoisie dans les rangs de
laquelle se recrute la partie la plus distinguée
du clergé, seul maître de la situation. Une
même famille donne parfois deux ou trois
religieuses et autant de prêtres. C'est grâce à
la vigilance des uns et des autres que la
langue, la loi civile, les mœurs françaises ont
été conservées , et , si l'étranger de passage
trouve l'Église un peu absolue, un peu intran-
sigeante dans sa manière d'agir, c'est qu'il
oublie combien s'est imposée longtemps la
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 93
nécessité de veiller à ce que les vaincus ne
devinssent pas Anglais, catholique étant syno-
nyme ici de Canadien français. Aussi quelle
ferveur religieuse chez ces obstinés patriotes I
Il faut faire trois, quatre lieues pour ne pas
manquer la messe, à cause de la dispersion
des fermes, et on ne la manque guère, fût-ce
pendant les grandes tempêtes hivernales. On
s'y rend en voiture, c'est encore facile, mais
plus loin sur la côte, là où l'on n'a plus de
chevaux, comme le raconte M. l'abbé Huard,
là où nul service de bateau ne peut être orga-
nisé l'hiver, on se fait traîner par les chiens.
Chaque famille en a une demi-douzaine qui,
attelés à un cométique, courent sur la glace à
une allure endiablée, semblables à des loups
quand ils sont de race pure. Et on ne les
nourrit qu'une fois par jour, le soir, de débris
de poisson ; ils s'acquittent de leur besogne
à jeun. Gens et bêtes sont durs, laborieux,
intrépides.
Que dire de la vie des prêtres en ces
parages, obligés d'aller dans la neige sur leurs
raquettes porter au loin les sacrements ? Il y
a deux curés de campagne à bord, deux rusti-
ques, l'un déjà vieux, affligé d'une jaunisse
dont il ne guérira pas, grelottant sous son
4 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
manteau râpé, l'autre plus jeune, au visage
un peu farouche, littéralement tanné par les
intempéries ; avec une vieille soutane couleur
de rouille, des souliers qu'on ne cira jamais,
un chapeau informe battu par la pluie, une
petite pipe courte au coin des lèvres, le pareil
en apparence des paysans de l'entrepont. Ils
ne payent pas de mine, mais le respect qu'ils
m'inspirent après ce que je viens d'entendre
est voisin de l'attendrissement. Tels furent les
missionnaires qui, au xvii^ siècle, allaient en
barque d'une paroisse à l'autre avec un autel
portatif, célébrer les saints mystères et évan-
géliser les sauvages. Ils ont des successeurs qui
mènent la même vie et qui font l'école aux
Montagnais. Les adultes parmi ceux-ci savent
généralement lire. L'abbé Huard assure qu'ils
transmettent les leçons des « robes noires » à
leurs enfants, tout en courant les bois, et il
approuve qu'on ne fournisse aux lettrés de
cette espèce que des livres imprimés en leur
langue.
Nous avons atteint l'extrémité de l'île
d'Orléans, la plus grande d'un archipel aux
aspects variés ; d'autres îles, bien connues des
chasseurs qui vont y tuer toute sorte de gibier
aquatique, éparpillent des taches de verdure
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 95
sur l'immense miroir où nous glissons en
laissant derrière nous un sillage lumineux.
On les croirait toutes petites, mais il s'y trouve
des battures que le flot découvre à marée basse
et d'excellents pâturages. Les religieuses de
l'Hôtel -Dieu tirent des ressources considé-
rables de l'île aux Oies qui leur appartient
depuis 1714. Amusante coïncidence : un rocher
qui s'y dresse, bien exposé au midi et creusé
de vasques naturelles, s'est de tout temps
appelé l'Hôpital, parce que les animaux ma-
lades ou blessés s'y rassemblent.
Le Saint-Laurent a maintenant sa largeur
entière, six lieues ; le cap Tourmente est tout
près, on dirait une forteresse ; l'été, il se pare
de feuillage, mais je l'aime ainsi dépouillé,
aride, avec son nom sinistre. Les Laurentides
atteignent là deux mille pieds de haut ; tandis
que l'horizon, sur la rive opposée, va toujours
en s'abaissant, en s'effaçant, elles se rappro-
chent du fleuve au nord, l'encadrent de leurs
anguleuses saillies, y baignent leur grande
ombre sévère. Les paysages de Norvège admirés
chaque année au Salon peuvent donner l'idée
de ces falaises de granit qui trempent dans
l'eau, portant çà et là un bouquet de sapins,
plus souvent toutes nues. Le soleil, devenu
96 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE ANGLETERRE.
très brillant depuis midi, ajouté à l'effet du
décor ; il fait étinceler sur les pentes polies le
flot précipité d'une cascade, résultat de la fonte
des neiges. D'autres veines de neige restent
solides encore, figées dans un pli de la mon-
tagne ; partout des traces d'avalanche.
Nous voyons par le journal de Montcalm,
arrivant de France en 1756 pour défendre la
colonie, combien l'impressionna le môme spec-
tacle, rencontré dans la même saison. Tout ce
qu'il avait entendu dire du Saint-Laurent lui
parut dépassé. Il ne put se retenir d'aller à terre
et descendit à Saint-Joachim où l'on nous
montre de loin la belle habitation de campagne
des archevêques de Québec, ouverte pendant
les vacances aux professeurs et aux élèves
du séminaire. Les trois frégates, la Licorne,
la Sauvage et la Sirène étaient arrêtées par
les vents contraires, et les officiers français,
ennuyés d'une traversée de six semaines, ne
songeaient qu'à gagner Québec au plus vite.
Montcalm usa donc des voitures, charrettes et
calèches, mais le saut de Montmorency, grossi
par la fonte des neiges, lui barra le passage ;
il finit par arriver moins vite que la Licorne
elle-même.
Les gens de Saint-Joachim étaient et sont
SÀINÎ-LAURENT ET SAGUENAY. 97
encore des chasseurs émérites; ni canards, ni
outardes ne manquent sur leur plage, et ils
savent au besoin se servir du fusil contre un
autre gibier ; ils se distinguèrent dans la lutte
suprême contre l'Angleterre, leur curé les
accompagnant au feu pour donner l'absolution.
Ne se sent-on pas en pleine chouannerie? Je
suis récompensée en ce moment d'avoir lu
l'abbé Ferland, bien que je le soupçonne d'être
un peu romanesque ; d'innombrables per-
sonnages animent pour moi, grâce à lui, le
paysage. Toutes ces paroisses paisibles, du
saut de Montmorency au cap Tourmente,
m 'apparaissent bouleversées par la guerre, les
habitants courant se cacher dans la montagne,
enfouissant à l'orée des bois les objets trop
lourds, conduisant leurs bestiaux dans les
pâturages les plus retirés, emportant quelque-
fois les vieillards dans leur lit. Plus d'un
enfant naquit à la belle étoile pendant cet
exode, tandis que Montcalm tenait Wolfe en
échec devant Québec. Il me semble assister au
dernier acte : les paroisses revenues tristement,
leur curé toujours en tête, au milieu de cam-
pagnes dévastées qui n'étaient plus françaises.
Tout ceci se passait trois ans après l'impa-
tiente et allègre arrivée que je viens de dire.
6
98 NOUVELLE-FUANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
Quel beau drame serré, mouvementé, plein
de surprises on pourrait faire, en plaçant le
dénouement sur ce champ de bataille des
plaines d'Abraham où la mort frappa ensemble
deux nobles victimes, le vainqueur et le
vaincu I Le Canadien Fréchette a bien raison
de s'écrier :
0 notre histoire, écrin de perles ignorées !
Je distingue de moins en moins la série d'on-
dulations blanchâtres qui, à droite, indiquent
les États-Unis ; la rive gauche est toujours
marquée par des promontoires à pic: le cap
Rouge, le cap Gribaune, le cap Maillard, ainsi
nommé en mémoire d'un missionnaire qui
évangélisa les peuplades sauvages du Saint-
Laurent. Sur un espace de près de trente
milles, c'en est fait des paroisses ; nous en
rencontrons une seule, Saint-François -Xavier.
Pourtant, dans quelques petites anses s'ac-
croupissent, comme pour permettre de mieux
mesurer l'échelle de la montagne qui les sur-
plombe, des huttes en bois, couleur de vieil
argent, établissements de pêche sans doute.
L'ensemble de tout cela est d'un calme mer-
veilleux et d'une austérité mêlée de douceur,
car on sent même ici l'approche du printemps
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 99
invisible, et cette impression qui se dégage,
sans que la végétation s'en mêle, des sourires
de l'eau et du ciel est délicieuse, en présence
des traces de l'hiver, qu'un coup de baguette
magique fera disparaître demain peut-être.
Nulle part le changement à vue des saisons ne
s'effectue aussi vite qu'en Canada, et avec moins
de transitions.
Une surprise, c'est l'apparition d'une ville
de trois mille âmes sur cette côte inhospitalière
autant que pittoresque, à un endroit fameux
par ses tremblements de terre. Quand je dis
apparition, la ville se cache et s'abrite de son
mieux dans un pli de la montagne, auprès de
la rivière du Gouffre, qui tire son nom de
l'effrayante déchirure pratiquée dans les Lau-
rentides par un cataclysme apparemment vol-
canique. Très loin d'elle, devant une longue
jetée, s'arrête notre bateau; il y a un va-et-
vient considérable de passagers et, tandis qu'ils
montent ou descendent, je regarde avec admi-
ration ce qui ressemble à un magnifique fond
de lac fermé par des montagnes d'où descend,
par bonds et par cascades, la rivière, qui
s'échappe entre deux caps dont l'un est le cap
aux Corbeaux ; ce nom sinistre veut dire que
les naufras-es fournissent ici une abondante
100 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
pâture aux dépoceurs de cadavres. La mer, car
le Saint-Laurent saumâtre et houleux est devenu
la mer, forme en effet dans cette brèche un
tourbillon redouté des chaloupes et des canots.
Nulle part la traversée n'est plus dangereuse;
les précautions prises l'attestent. Il y a un
phare sur la jetée, il y en a deux autres, à trois
étages coiffés de rouge, devant l'île aux Coudres,
située juste devant la terrible gorge où logent
des démons, à en croire la tradition du pays.
On peut voir dans les Légendes canadiennes de
l'abbé H.-R. Casgrain d'où leur vient pareille
idée : c'est que la fureur des éléments semble
se concentrer par esprit de vengeance, sur cette
vénérable petite île où fut célébrée la première
messe qui ait été dite au Canada :
« Le sixième jour du mois de septembre,
raconte Jacques Cartier, vînmes poser à une
isle pleine de beaulx et grands arbres de plu-
sieurs sortes, et entre autres il y a plusieurs
couldres franches que trouvâmes fort chargés
de noisilles, aussi grosses et de meilleur saveur
que les nôtres, mais un peu plus dures. Et
par cela nommâmes l'Isle es Coudres. Le sep-
tième jour dudit mois, jour Notre-Dame, après
avoir ouï la Messe, nous partîmes de ladite isle
pour aller amont ledit fleuve. »
SAI.NT- LAURENT ET SAGUENAY. 101
Se bornant au nécessaire en voyageur sérieux,
il n'ajoute pas que nulle part le fleuve n'est
plus beau; les Capes roides, comme on nomme
cette partie des Laurentides, alTcctent la forme,
sinon la hauteur de véritables pics. L'après-
midi, à la fois humide et lumineuse, leur prête
aujourd'hui des tons moelleux qui changent
du bleuâtre au lilas ; toutes les valeurs, tous
les plans des premiers gradins sont si nette-
ment indiqués qu'il semble que le regard
puisse pénétrer dans les replis de chaque vallée,
avec le rayon de soleil qui les caresse.
Tandis que se poursuit le débarquement, je
pense, devant les bouées qui se balancent et
les goélands qui rasent le flot d'une aile que
l'on dirait doublée de fourrure blanche, à ce
que doit être la vie de ces gens-là pendant les
longs mois d'hiver. J'ai deux amies à la baie
Saint-Paul, deux pâles fleurs frissonnantes sur
lesquelles soufflent ces vents cruels, deux jeunes
religieuses franciscaines que j'ai rencontrées
malades à l'Hôtel-Dieu de Québec. Belles autant
l'une que l'autre, minées par le dur climat,
par leur rude besogne, elles vivent ainsi dans
un hospice de vieillards où, avec une angé-
lique patience, elles rendent à des êtres tombés
en enfance ou agités de folie sénile, vieux
G.
102 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
vagabonds, ivrognes invétérés, les soins les
plus répugnants. La maison a peu de ressources
et ses pensionnaires sont nombreux; il faut
bien se priver. Elles se privent donc et elles
en meurent. Je revois souvent ces grands yeux
noirs dans de pâles visages, ce beau costume
de pauvreté aux couleurs de celui qu'elles
appelaient avec tendresse notre saint François;
je les entends encore me dire avec leurs douces
voix brisées, à l'accent un peu traînant qu'en-
trecoupait souvent une toux rauque : « Il en
sera de notre guérison ce que Dieu voudra.
N'oubliez pas les petites Franciscaines. » Et il
me semble que la neige luisante, là-bas, dans
la noirceur des pins, porte leur deuil.
Peut-on imaginer de situation plus critique
que celle du village des Éboulements, si petit
autour d'une grande église, battu par tous les
vents, à mille pieds au-dessus du niveau de la
rivière, entre la haute montagne qui le couvre
de son ombre lourde, comme si elle se prépa-
rait à l'écraser, et la ville submergée, visible
sous les flots, pour ceux qui savent voir, comme
la ville d'Is dans la baie des Trépassés? Cette
ville éboulée qui le précéda lui rappelle sans cesse
combien le rivage est peu solide ; aussi s'est-il
perché très haut pour éviter le même sort, au
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 103
risque d'être enlevé par les bourrasques de
l'hiver. Les éboulements datent de 1663, l'année
des terribles tremblements de terre qui furent
considérés comme le châtiment d'une passion
grandissante pour l'eau-de-vie contre laquelle
monseigneur de Laval dut fulminer des excom-
munications et appeler les vengeances du roi.
Tout le Canada oscilla sous cette secousse commes
un navire sur mer, les arbres s'entre-choquant
de telle sorte que les sauvages croyaient la forêt
entière prise d'ivresse. Pendant des semaines
le Saint-Laurent fut chargé de boue et de glaise
au point que l'eau n'en était pas buvable. Des
collines et un grand nombre de bois glissèrent
de la place qu'ils occupaient dans la rivière ou
dans les vallées voisines. Devant Tadoussac, où
nous serons tout à l'heure, une montagne cou^
verte d'arbres fut engloutie, certains cours
d'eau furent détournés, certaines sources taries,
tandis que d'autres jaillissaient soudain. Les
Éboulements sont le point où les traces de ces
phénomènes se retrouvent le mieux.
Cependant nous côtoyons le long des grèves
beaucoup de pêcheries qui se révèlent par des
perches, indiquant au-dessus de l'eau des ten-
tures où le poisson reste captif. La pêche est la
grosse industrie, mais elle ne se fait pas en
104 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE- ANGLETETIRE.
barque. Nous n'avons rencontré que des bateaux
de transport. On me parle du saumon, de l'es-
turgeon, de la morue, du hareng, des anguilles;
tout cela me laisse indilTérente; ma secrète
ambition serait de voir une baleine. Sur la foi
d'un guide imprimé, je m'imagine n'être plus
très loin des parages qu'elles fréquentent. Hélas !
il me faut perdre mes illusions, les vraies ba-
leines sont devenues fort rares dans le Saint-
Laurent, la baleine blanche sur laquelle je
comptais n'est qu'un vulgaire marsouin. Entre
l'île aux Coudres et Saint-Irénée, les tentures
qui grandissent et se multiplient sur une énorme
étendue sont dédiées, me dit-on, à ces souf-
fleurs. A partir de la fm d'avril ils se promènent
par mouvées si nombreuses que le fleuve semble
couvert de boules d'écume; quelques-uns
mesurent quinze à dix-huit pieds. Faute de
baleine, je me serais contentée de la rencontre
d'un marsouin de belle taille. La vérité m'oblige
à dire que je n'en ai pas vu un seul, grand ou
petit. Et pourtant rien de ce qui s'est produit
sur le Saint-Laurent depuis sept heures du
matin n'a pu passer inaperçu pour moi. A
peine ai-je quitté mon poste sur le pont pour
aller faire un repas rapide et frugal, car la table
n'a rien de recherché, pas plus que mon loge-
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. lOS
ment particulier dont s'excuse le capitaine,
homme aimable, préoccupé du bien-être des
passagers auxquels il vient de temps à autre
tenir compagnie.
— Un peu plus tard dans la saison, me
dit-il, vous auriez la lumière électrique, mais
je vous avertis que le règlement ne permet
ni lampes ni bougies dans les cabines par
crainte du feu.
Là-dessus il se met à me décrire la haute
élégance des steamers d'été, l'aspect animé du
pont couvert de touristes américains, de demoi-
selles fort gaies qui dansent, flirtent et font de
la musique, jusqu'à ce que la solitude et la
'■ simplicité de ce pauvre petit bateau d'hiver où
je suis me paraissent en comparaison chose
délicieuse.
La station prochaine, à la Malbaie, provoque
autour de moi une explosion de sentiments
patriotiques : les Anglais ne s'obstinent-ils pas
à la nommer Murray Bay, d'un nom ennemi,
celui du général Murray ? Oublie-t-on que, sous
prétexte de garder une conquête encore mal
assurée, ce remplaçant de Wolfe appliqua cruel-
lement la loi martiale? Pour tout autre que
les Anglais, Murray Bay ne sera jamais que la
Malbaie, du nom que lui donna Champlain.
106 NOUVELLE-FKANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
C'est une brillante station d'été que nous
appellerions volontiers le Trouville du Canada,
si Ton chassait à Trouville l'ours et le caribou,
si des forets presque vierges rejoignaient la
plage normande. On prend aussi des bains de
mer à peine adoucis, quant au sel s'entend,
car ils sont aussi froids que possible. Le bateau
s'arrête à Pointe-à-Pic, l'une des deux pointes
de la baie; l'autre se nomme Cap à l'Aigle :
c'est sur ces deux promontoires, à une certaine
distance de la ville, que sont bâtis les hôtels
et les jolies villas américaines en bois dans le
style coquet et ultra - moderne qui diffère si
complètement des vieilles et solides demeures
canadiennes sans aucune prétention esthétique.
La halte est assez longue pour que l'on puisse
profiter de l'offre d'une des nombreuses voi-
tures qui proposent de vous conduire. Rien de
curieux comme ces véhicules surannés, calèches
ou planches, les premières pareilles à celles dont
Montcalm se servit pour aller à Québec et
qu'il décore du nom trop flatteur de cabriolets,
espèce de tapecu à deux roues, peint en jaune
très souvent, abominablement crotté, quel que
soit le temps, avec place pour deux personnes
et le cocher assis devant sur un banc très
étroit. Quelques-unes doivent être de l'époque
1
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. lO"?
même de Montcalm, si vieilles, roiiillées, dé-
penaillées et sonnant la ferraille. Les planches,
beaucoup plus élastiques, sont de longues
planches en effet qui reposent sur les deux
essieux sans aucun ressort et couvertes comme
des tapissières. Je remarque que les clients
interpellent généralement leur cocher par le
titre peu élégant de charretier. Son marche
donc, comme on appelle le cheval, stimulé à
chaque instant par cette exclamation locale, est
une bête efflanquée qui part au galop sur les
raidillons et arrive en haut sans souffler.
Les chevaux canadiens descendent tous plus
ou moins directement des étalons et juments
tirés des écuries royales qui débarquèrent à
Québec en compagnie de quatre-vingts « filles
d'honneur » destinées aux colons, et de soixante-
dix artisans avec leur outillage (1665). Les
Hurons, les comparant à celui des animaux
indigènes qui leur ressemblait le plus, l'ori-
gnal, une espèce d'élan, tombèrent en admi-
ration- devant des orignaux si bien dressés.
D'autres chevaux et des ânesses, envoyés à deux
ou trois reprises, furent distribués chez ceux
des gentilshommes qui s'occupaient activement
d'agriculture. L'âne seul refusa de s'acclimater.
De tous les animaux transportés de France,
108 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE- ANGLETERRE.
qui, sauf cette seule exception, pullulèrent
rapidement, comme les humains, le cheval fut
encore celui qui se multiplia le plus. Les che-
vaux offerts ainsi par Louis XIV, et dont on a
comparé l'apparence à celle de leurs frères des
Ardennes, se sont écartés depuis pour la plu-
part de ce type primitif; les croisements avec
différentes races ne les ont point embellis,
mais ils ont conservé leurs qualités de vitesse
et de patience, ne craignant ni les côtes ni les
mauvais chemins, ni le froid, ni la tempête,
ni cette aveuglante poudrerie qui se dégage de
la neige gelée quand le vent la balaye. Solides
et rustiques, ils sont parfaitement appareillés
aux braves gens qui se servent d'eux, Français
au fond, mais ensauvagés jusqu'à un certain
point.
Je l'ai déjà dit : il y eut de singuliers rap-
prochements entre les deux races rouge et
blanche. Les sauvages empruntèrent aux blancs
le goût des liqueurs fortes, les blancs prirent
aux sauvages quelques-uns de leurs procédés
de guerre; ils s'étaient battus ensemble en
alliés. Franciser les Indiens paraît avoir été
impossible; il fut plus facile aux Français de
s'indianiser. Dès le xviii° siècle les pipes, les
souliers, les ceintures, les jarretières des Cana-
SAINT-LAURENT ET SAGUËNAY. 109
(liens sont à la mode indienne. Thoreau, dans
son Yankee au Canada plein de remarques
ingénieuses, de paradoxes et de malentendus,
a dit drôlement : « Tandis que nous autres,
descendants des Pèlerins, nous apprenons aux
Anglais l'art de faire des bottines à vis, les
descendants des Français au Canada portent
encore le mocassin sauvage. » — Cette remarque
très juste peut s'appliquer à autre chose encore
qu'à la chaussure, — aux mœurs en général,
à l'éducation, aux différences fondamentales de
l'esprit de trafic d'une part et de certains pré-
Wk-: jugés chevaleresques de l'autre.
*^ Ce qui est curieux, c'est que les sentiments
et les habitudes des Canadiens semblent s'être
communiqués dans la province de Québec aux
étrangers établis parmi eux. Lors de la con-
quête, le district de la Malbaie fut octroyé à
des concessionnaires écossais dont on ne recon-
naît plus aujourd'hui les descendants que par
Il leurs noms; ils ne savent parler que le fran-
V çais. De même il arrive assez souvent que des
matelots suédois, déserteurs de navires qui
passent sur le Saguenay, restent cachés dans
le pays et s'y établissent. En très peu de temps,
leurs fils deviennent Français. Cette force de
cohésion que montre la population française du
7
110 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Bas -Canada, cette persistance à garder l'unité
nationale est très caractéristique de la race ;
elle s'affirme jusqu'à un certain point, même
en Louisiane, tandis que dans tout le reste des
États-Unis on voit les Allemands, les Hollandais
et autres émigrants se confondre très vite avec
la masse des citoyens. J'aurais voulu pouvoir
m'attarder à loisir dans les intérieurs ruraux
et faire ample connaissance avec l'intéressante
personnalité de l'habitant.
— Vous aurez l'occasion de le connaître
bientôt, me dit en riant un passager, auquel
j'exprime ce regret. C'est aujourd'hui jour d'élec-
tions générales. Jean -Baptiste ne manquera pas
de se montrer.
Jean-Baptiste est le sobriquet du Canadien,
sa fête nationale étant célébrée à la Saint-Jean.
Après la Malbaie, la neige apparaît plus fré-
quente au flanc des rochers, la coloration verte
des eaux s'accentue ; des falaises en demi-cercle
vous donnent toujours cette impression parti-
culière d'arriver à l'extrémité d'un lac, puis
ce sont de nouveaux méandres, des développe-
ments inattendus. Le bateau, décrivant une
diagonale, se dirige vers Pointe-à-Beaulieu. On
ne perd pas de vue la file des Pèlerins, de
hauts rochers qui, porteurs d'un phare, se
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 111
suivent en effet comme des pénitents dans leur
cagoule.
Pointe-à-Beaulieu est le débarcadère pour
Cacouna et Rivière -du -Loup. De la jetée on
découvre cette dernière ville, assez importante,
haut perchée au bord de la rivière du môme
nom avant que celle-ci se jette dans le Saint-
Laurent. Autour de la belle église se pressent
des maisons blanches. La blancheur tout orien-
tale des murs étonne en Canada ; sans doute, ils
sont lavés à la chaux, mais la transparence cris-
talline de l'atmosphère y contribue aussi .
Cacouna passe pour une plage à la mode. On
est dans le pays le plus fréquenté par les ama-
teurs de chasse et de pèche, sur le théâtre de
terribles faits de guerre entre sauvages Iroquois
et Micmacs, et, comme pour illuminer ce site
romantique, entrevu au moment où le bateau,
changeant de direction, traverse le fleuve et fde
droit sur l'embouchure du Saguenay, voilà que
se produit le plus splendide, le plus bizarre des
couchers de soleil.
Sur la pâleur du ciel, les montagnes ressor-
tent pareilles à des cônes taillés de lapis lazuli,
et c'est au-dessus d'elles comme une pluie de
petites flammes, de légers nuages d'un rouge de
rubis dont les yeux ne peuvent supporter
112 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
l'éclat. A mesure que descend le soleil, les feux
(le ces pierreries éparses s'adoucissent ; à la fin,
il ne reste plus que des pommelures roses qui
font hocher la tête au capitaine et pourraient
bien annoncer pour demain le mauvais temps.
Les petites vagues striées d'or et de rouge qui
clapotent au liane du bateau pâlissent aussi à
mesure que se velouté et s'assombrit le bleu vif
de la montagne. Puis tout devient calme, dou-
cement argenté. Le vent qui se lève ride à peine
d'abord la surface de cette mer où languissent
les dernières traînées d'un feu presque éteint.
L'île au Lièvre et sa voisine. Brandy -pot
(Pot-à-l'eau-de-vie), pourraient me raconter
plus d'une histoire de naufrage.
Mais la brise fraîchit, et je rentre, chassée
par l'humidité, par les ténèbres surtout. Elles
tombent autour de moi comme des toiles de
théâtre, mettant fin à cette longue journée de
changeantes visions, qui m'a paru si courte.
— En été, me dit le capitaine, les passagers
restent souvent dehors une partie de la nuit ;
parlez -moi d'un beau clair de lune sur le Saint-
Laurent! Ce qui vaut encore mieux c'est, en
automne ou bien l'hiver, une aurore boréale.
Et il me décrit le phénomène : ces gerbes
lumineuses qui s'élancent, ces lueurs qui ser-
SAINT-LAURKNT KT SAGUEiNAY. 113
pcntcnt, s'épanouissent, se développent sur dif-
férents points du ciel, pareilles le plus souvent
à des gazes blanches flottantes où glisseraient
des reflets de diverses couleurs. On entend en
môme temps un bruit comparable au froisse-
ment de la soie.
Plus de baleines I pas d'aurore boréale I Voilà
deux sujets de désappointement. Je me console
en lisant sous la lampe, après un médiocre
souper, les Légendes canadiennes que j'ai empor-
tées dans mon sac et qui se passent presque
toutes sur la côte que nous venons de quitter,
vers Kamouraska et la Rivière Quelle ; l'histoire
de la Jongleuse, entre autres, cette terrible sor-
cière, inspiratrice des pires cruautés iroquoises
et qui souleva les cinq nations contre la colonie.
Avec le secours évident du diable, les jongleurs
et jongleuses faisaient tourner et sauter une
cabane comme aujourd'hui chez nous tournent
les tables, preuve que les esprits frappeurs
n'ont pas attendu pour se manifester les progrès
du magnétisme moderne. Ce récit qui participe
de la féerie et de la réalité, cette suite émou-
vante d'aventures guerrières, d'hallucinations
fantastiques et de supplices sanglants me pas-
sionne. Il est délicieux de penser que la Pointe
aux Iroquois et le Gap au Diable, si près des-
114 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
quels j'ai passé, en ont été le théâtre, que les
traces des raquettes de la féroce Jongleuse sont
encore imprimées sur les rochers du rivage où
j'aurais pu les voir. Quelles conditions excel-
lentes pour une lecture que de la faire sur
place I
Mais qu'entends-je? serait-ce tout de bon
une attaque de sauvages? Le Saguenay, qui
vient de s'arrêter, est-il pris d'assaut ? Je suis
si pénétrée de mon sujet que l'invraisemblance
d'un pareil événement ne me frappe qu'après
réflexion. C'est sur le bateau un bruit de pas
lourds, de gros rires et de grosses voix; il
semble qu'une foule excitée, tumultueuse,
monte à bord. Je sors du salon et je me trouve
devant une manifestation du caractère le plus
cordial, mais aussi le plus assourdissant. Le
résultat des élections générales de la province
de Québec a pénétré jusqu'à Tadoussac, où
nous venons de nous arrêter et de tous côtés
on est venu féliciter le député de Ghicoutimi,
M. P..., l'un des heureux de la journée. La
politique est l'excitant par excellence pour le
Canadien de toute classe. Et, selon l'usage, des
rasades copieuses ont préludé sans doute à
l'ovation. On crie très haut, on se pousse ferme
sur le quai, sur le pont et à l'étage inférieur
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 115
du bateau, tandis que des manifestants plus
sélect envahissent le salon. Un petit groupe
cependant s'efface et reste sombre. Pourquoi ?
C'est qu'il représente les conservateurs, battus
à plate couture; depuis l'existence de la Confé-
dération jusqu'en 1886, ils avaient été constam-
ment au pouvoir; ensuite les libéraux ont
gagné du terrain et cette fois ils emportent
plus de trente sièges. En présence de la con-
sternation peinte sur les visages, je m'inquiète
comme si l'on m'eût annoncé le succès du radi-
calisme dans une Chambre française, car je ne
suis encore que fort peu au courant des
nuances infiniment faibles qui en Canada dis-
tinguent l'un de l'autre les deux partis opposés.
Au fait je ne sais rien, sauf que, les dimanches
précédents, le prône de la grand'messe à Qué-
bec m'a paru avoir pour but de diriger plus
ou moins discrètement les élections. Je m'in-
forme donc :
— Le mal est-il si grand?
— Ah ! certes, oui, l'opposition triomphe
partout.
— L'opposition à quoi ? Auriez- vous un
parti rouge?
— Pas comme vous l'entendez, mais pour-
tant...
116 NOUVELLE-FRANCi: ET N OU VELLK-A NGLKTKR RI*.
— Ce M. P... tant acclamé serait-il un per-
sonnage dangereux ?
— Mon Dieu I . . . il avait été élu comme con-
servateur en 1892.
— Et depuis lors il a tourné casaque?
— Non... seulement il est devenu libéral,
c'est-à-dire qu'on lui a opposé un adversaire
plus conservateur que lui, et il a battu celui-là
avec trois cents voix de majorité I
Les titres de libéraux et de conservateurs
sont donc ici tout à fait relatifs.
Cependant le bruit continue. Je me retire
dans ma cabine sombre, meublée comme une
modeste petite chambre d'auberge française ; la
clarté douteuse qui vient du salon y filtre par
une porte vitrée à carreaux dépolis. Tout se
passe en somme chaleureusement, mais avec
un ordre parfait. Jean-Baptiste porte bien la
boisson. Je me souviens d'un trait qu'on m'a
conté à ce sujet. Un gros fermier canadien, qui
s'était donné le luxe d'aller voir « le vieux
pays )), demande de l'eau-de-vie dans un res-
taurant de Paris. On lui apporte un carafon et
un petit verre. Avec un coup d'œil de mépris
au garçon stupéfait, il réclame un grand verre
et un litre, boit coup sur coup pour seize
francs de cognac, se déclare volé quand surgit
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 117
l'addition et s'en va la tête haute, d'un pas
ferme, devant les gens qui s'entre-disent « Le
malheureux I II tient debout I » Sur cette his-
toire caractéristique, je m'endors dans un
mauvais lit, après avoir essayé de découvrir ce
que je sais être l'entrée de Saguenay, mais la
nuit a peu d'étoiles; je vois |seulement flam-
boyer de loin un phare flottant, et j'ai l'impres-
sion que nous nous enfonçons dans une espèce
de gorge très noire. Puis je rêve que je suis
dans un marché de Basse -Normandie, les
f avions, les fêtions me sonnent aux oreilles avec
une môme épithète, le maudit, répétée je ne
sais combien de fois. Sous le res'pect que je vous
dois revient souvent dans un récit embrouillé
qui doit être celui du grand événement de la
veille. Enfin j'entends :
— Ous qu'il est? Je m'en vas le quérir
(prononcé cri).
J'entends aussi que le candidat malheureux
était à bord comme son rival, mais qu'il esl
descendu en route pendant la nuit. J'entends
bien d'autres choses. Les cloisons sont si minces
et le député de Ghicoutimi et Saguenay est
couché dans la cabine proche de la mienne.
Ses féaux électeurs sont venus de grand matin
lui faire leur cour en bottes fortes.
7.
118 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
C'est un personnage important que le député
de Chicoutimi et Saguenay. M. l'abbé Huard,
qui a de l'humour et de la gaieté, a très bien
expliqué qu'il représente à la Chambre des
communes du Canada la division électorale la
plus étendue qu'il y ait dans l'univers, tout ce
territoire qui comprend la vallée du lac Saint-
Jean, celle du Saguenay et la côte du Labrador
jusqu'au Blanc-Sablon .
— Il est vrai, ajoute le supérieur du sémi-
naire, que cette région est inhabitée en grande
partie et le sera jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de
place sur le reste du globe.
Mais ne trouvez-vous pas distingué d'être
le représentant des solitudes?
Oii donc sommes-nous, par parenthèse?
Échoués quelque part sans doute, car le
bateau reste immobile. Je mets la tête au
hublot et je vois devant moi ce qui me paraît
être le bout du monde, une grève aride et
déserte où sont semées quelques misérables
cabanes en bois. Je m'habille à la hâte, je
m'encapuchonne comme pour une excursion en
Laponie, et je sors du bateau sans réussir à me
rendre compte du lieu où je suis, ce qui n'est
pas très étonnant, les premiers navigateurs
ayant éprouvé dans la baie de Haha la même
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 119
perplexité. Ha ! ha I fut un cri de surprise
autant que de joie qu'ils poussèrent en décou-
vrant que le golfe de sept milles de long où ils
entraient n'était pas un bras décevant du fleuve
noir inhospitalier, mais un port admirable ren-
contré au moment où ils désespéraient de jeter
l'ancre nulle part. Avec l'aide du capitaine qui
a pitié de mon ahurissement, je m'oriente
cependant peu à peu et j'arrive à comprendre
que nous sommes entre les villages de Saint-
Alphonse et de Saint-Alexis, au centre d'un
grand commerce de bois de charpente.
L'existence de ces villages ne remonte pas loin.
Jusqu'en 1837, il n'y avait eu aucune tentative
de défrichement sur le Saguenay, sauf celles des
Pères Jésuites, car les fermiers du domaine du
roi d'abord, la Compagnie de la baie d'Hudson,
ensuite, avaient intérêt à empêcher qu'on ne
vînt les troubler dans leurs privilèges de chasse
ou de pêche; ce qui n'empêchait pas les cou-
reurs de bois et les missionnaires de s'aven-
turer sur le « fleuve de la mort », sans grand
souci des gardiens fantastiques qui, selon les
légendes sauvages, enregistrées par le Père de
Gharlevoix, défendaient ses rives : monstres
verdâtres, de la couleur des glaces, qui ne font
que boire et ne mangent jamais ; géants qui
i20 NOUVKLLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
n'ont qu'une seule jambe, une cuisse, un pied
énorme, deux mains au môme bras, la poitrine
et la têtes plates ; pygmées difformes, que
sais-je? Comment un pareil cadre n'aurait-il
pas été peuplé par l'ignorance d'effrayantes
apparitions? Qu'on se figure un gouffre perpen-
diculaire de quarante lieues de long, soudaine-
ment ouvert, à une époque inconnue, entre le
Saint-Laurent et une mer intérieure, le lac
Saint-Jean, dont les eaux se précipitèrent avec
celles de toutes les rivières qu'il reçoit dans ce
qui est devenu depuis le lit bouleversé, tumul-
tueux de Saguenay* Les secousses volca-
niques, qui maintenant encore produisent par-
fois des éboulements, ne laissent aucun doute
sur la nature de ce formidable cataclysme; il
en résulte un des plus curieux phénomènes qui
se puissent imaginer, un Styx d'une profondeur
de mille pieds à certaines places, impraticable
à d'autres pour les plus petits bateaux, roulant
ses flots ténébreux parmi des rochers énormes.
Le nom de Chicoutimi est un avertissement aux
navigateurs ; il leur dit en langue indienne
1. Lire Touvrage un peu touffu, mais si nourri de rensei-
gnements, le Saguenay et le bassin du lac Saint-Jean, Québec,
1896, où cette hypothèse est exposée de la façon la plus saisis-
sante par un écrivain du pays, M. Buies.
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 121
jusqu'où c'est profond. Ensuite ce ne sont que
cascades et rapides dans un défilé de rochers
toujours plus étroit où se confondent les deux
canaux sortis du lac Saint-Jean, la Grande et la
Petite-Décharge .
Les Jésuites portèrent dès le xvif siècle
l'Évangile aux sauvages ; mais leurs missions
avaient pris fin quand un habitant de la Mal-
baie, Alexis Tremblay, dit Picoté, entreprit
d'établir des chantiers sur le Saguenay. Une
compagnie de vingt et un associés se mit à
faire, comme on disait, la pinière. L'humble
épopée de ces bûcherons n'est pas sans gran-
deur; le travail, terriblement dur, dans un
pays où la glace reste souvent jusqu'à la fin de
mai, eût été fructueux sans les accidents,
rupture par suite du dégel des booms destinés
à retenir les billes de bois sur la rivière, incen-
dies terribles qui plus d'une fois dévorèrent la
foret, atteignant même le village, et, avec cela,
Dieu absent, pouvait-on croire, puisque aucun
prêtre ne venait chanter la messe, assister les
mourants. Cette dernière privation ne fut pas
longue ; tout le monde se rappelle le zèle apos-
tolique déployé par les Pères Oblats. Mais ils ne
purent empêcher par malheur, si pieuse que
fût la population, le développement de l'ivro-
122 NOUVELLE-FRANCK ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
gnerie, qui, s'ajouta nt à d'autres désastres,
ruina la compagnie des Vingt et Un. Elle dut
céder ce qui lui restait d'actions au grand
industriel anglais, M. William Price, et le ma-
gasin de la maison Price se trouve encore sur
l'emplacement môme de la première cabane
construite en bois rond. Une certaine prospérité
s'ensuivit. Saint-Alphonse est, de toutes les
paroisses de Saguenay, celle oii le commerce
des bleuets (airelles) est le plus considérable,
rapportant par an vingt-cinq mille dollars au
moins. L'église de Saint-Alexis a un toit luxueux
de fer-blanc, et les deux villages réunis ne
possèdent pas moins de trois écoles.
Le supérieur du séminaire de Chicoutimi,
qui revient de dire sa messe à terre, me fait
un grand éloge des Oblats, qu'il a retrouvés au
Labrador chez les sauvages Montagnais, et sur-
tout du Père Arnaud, leur supérieur. Ce Pro-
vençal d'Avignon affronte depuis cinquante ans
la rigueur d'hivers presque polaires. Il avait
commencé sa carrière à Saint- Alexis, courant
toujours avec la même célérité en canot et à la
raquette, s'efforçant d'établir des écoles médio-
crement souhaitées par la population, donnant
la chasse au caribou pour se mieux familiariser
avec les sauvages. Maintenant il vieillit à Bet-
SAINT-LAURKNÏ ET SAGUENAY. 123
siamis, sur la côte nord, et il y consacre ses
rares loisirs à l'histoire naturelle. Une seule
fois il est allé à Paris, et l'ennui l'en a très
vite chassé.
Nous nous remettons en route sous un ciel
bas aux nuages gris ourlés d'argent que déchi-
rent çà et là de pâles rayons et, sortis de ce
bassin magnifique, nous nous trouvons entre
les berges tourmentées de la bizarre et mysté-
rieuse rivière, barrée par des îles et des caps
de granit qui forcent le bateau à de savantes
manœuvres. Les terres d'alluvion, entassées sur
la rive à des hauteurs diverses et souvent
énormes, sont percées de rochers, les uns polis
par l'assaut des vagues, les autres couverts
d'épinettes et de trembles. Nous gouvernons
autour du cap à l'Ouest dont le massif impo-
sant s'avance dans les eaux qu'il divise. Celles-ci,
lourdes et noires, semblent charrier de la neige.
Je regrette que les forets au pied desquelles
nous passons soient encore dépouillées, mais
elles ont cependant leur beauté hivernale,
puisque le sapin y domine, et les tons roux
qui se mêlent à cette verdure résistante, impé-
rissable, victorieuse des glaces, sont exquis
sous le tremblant soleil qui peu à peu se
dégage.
124 NOUVELLK-FRANCK ET NOU VELLK-ANGLKTKRR E.
Le Sagucnay a ici deux milles de large envi-
ron ; il se rétrécit après ce que le plan du par-
cours, déplié sur mes genoux, indique comnie
la rivière Orignal, nom qui évoque l'image d'un
ruminant au poil léonin, de plus haute taille
qu'un cheval, plus lourd qu'un cerf et incli-
nant avec effort, pour boire, sa tète chargée
d'une foret d'andouillers. Les petits torrents
tributaires du fleuve se précipitent à des dis-
tances rapprochées entre les mamelons qu'ont
soulevés leurs eaux et les roches qu'elles sem-
blent avoir lancées autour d'elles en se jouant.
Il n'y a pas de coin du monde où la nature
soit à la fois plus sévère et plus turbulente.
Cependant, quelques fermes commencent à
se montrer. Cette argile recouverte de sable,
et qui a parfois six cents pieds d'épaisseur, est
d'une fertilité extraordinaire ; lorsque les colons,
les éleveurs viendront en plus grand nombre
remplacer les bûcherons, la région du Saguena}^
prendra une importance agricole qu'il est per-
mis de prévoir déjà. Aux environs de Chicou-
timi, la zone qui court entre la montagne et le
rivage est bien cultivée, mais généralement on
préfère travailler aux chantiers, ou vivre au
jour le jour du commerce des bleuets et de la
gomme de sapin.
SAINT-LAURENT KT SAGUKNAY. i25
L'aspect de la grande scierie, autour de la-
quelle la ville s'est groupée peu à peu, me
donne l'impression d'un sacrilège commis, d'un
sanctuaire violé. Là descendent en effet les
forets massacrées, et c'est le lot de la rivière
Chicoutimi, si rebelle qu'elle soit à toute navi-
gation, de les apporter dans son écumeux tour-
billon de chute en chute, de portage en portage.
Une fois arrivés de cette façon aux moulins,
les grands bois du Canada subissent toutes les
transformations qu'il plaît à l'industrie humaine
de leur infliger, depuis le madrier jusqu'à l'al-
lumette, et des navires de toutes les nations,
remorqués par un vapeur, viennent chercher
dans le port la poésie, la beauté, la majesté
mômes, réduites à l'état de marchandise. Métier
fort prosaïque, qui fit la fortune de Chicoutimi.
Grâce à lui, cette ville de quatre mille âmes a
un chemin de fer, une usine électrique, et peut
compter dans l'avenir sur de hautes destinées.
Déjà elle se présente avec un certain orgueil.
De très loin avant de l'atteindre, on voit, sur
la falaise escarpée au pied de laquelle bruit son
commerce, de grands bâtiments qui, par leur
mine imposante, se distinguent des maisons de
bois d'alentour. C'est la cathédrale, c'est le
séminaire, c'est l'éveché, ce sont des couvents.
126 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
c'est l'Hôtel -Dieu qui fut d'abord réservé aux
marins, puis qui est devenu un hôpital ouvert
aux vieillards, aux infirmes, aux orphelins; là
mourut le premier évêque, monseigneur Racine,
à qui l'on fait remonter la plupart des fonda-
tions de bienfaisance et d'instruction du pays.
Au débarcadère, ovation nouvelle faite à l'élu
du comté ; l'air retentit de hourras, des dra-
peaux rouges s'agitent qui n'ont rien de sédi-
tieux. Quelqu'un me dit en haussant les
épaules : « Si son concurrent l'avait emporté,
les mômes gens s'égosilleraient de la même
façon, seulement les drapeaux seraient bleus. Ils
ont si peu d'occasions de s'amuser ! » Jamais je
n'avais encore vu pareille affluence de voitures,
toutes pavoisées, sans être pour cela moins
crottées qu'à l'ordinaire. Le député, se fra^^ant
avec peine un chemin au milieu de la multi-
tude, fumante de passion électorale, monte dans
l'une d'elles. Je [m'étonne que l'exemple de
Montréal, où l'on détela les chevaux de l'hono-
rable M. Marchand, ne soit pas suivi à Chicou-
timi; peut-être la pente est-elle trop raide
pour permettre ce genre de délire. En un clin
d'œil toutes les autres calèches sont envahies
par le cortège; à peine s'il reste la plus piteuse
de toutes à ma disposition, mais, si sale qu'elle
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 127
soit, et si peinte en jaune, elle a comme toutes
les autres un cocher obligeant et un bon cheval.
Me voilà donc lancée pêle-mêle avec les mani-
festants au grand galop, au milieu des accla-
mations, figurant, bon gré, mal gré, dans cette
scène toute locale, bien que j'aie eu soin de
dire en montant qu'on me conduisît au sémi-
naire. Le dernier mot très courtois de M. le
Supérieur a été en effet pour m'y inviter.
Marche donc ! Marche donc I Encouragés ainsi
nous atteignons très vite par bonds et par
secousses la cathédrale, perchée sur la route la
plus creusée d'ornières qui se puisse trouver
dans les deux mondes. Je suis avertie qu'elle est
d'un style corinthien très pur, mais ce qui me
frappe surtout, c'est son énormité. Elle suffirait
comme dimensions à une capitale. La vue du
trône de l'éveque me fait penser à ces visites
pastorales laborieusement poussées sur d'im-
menses étendues, soit en chaloupe, soit même
à pied lorsque les chevaux n'existent pas, vers
des paroisses où, par permission spéciale de
Rome, on chante la messe en langue monta-
gnaise, où n'arrivent que quatre courriers par
hiver, où l'église en tant que bâtiment est
encore à naître parfois, un des fidèles prêtant
sa demeure comme il arrivait chez les premiers
128 NOUVi: LLK-FRANCE KT NOUVELLE-ANGLETERRE
chrétiens. Et c'est bien tout de bon Féglise pri-
mitive; l'éveque a besoin d'autant d'énergie
physique, ou il s'en faut de peu, qu'un trap-
peur. Chemin faisant, il célèbre des mariages,
donne la confirmation, bénit les barges qu'on
lui amène; sur son passage une fusillade d'hon-
neur bien nourrie retentit ; les canots d'écorce
volent au-devant de lui et de pauvres mission-
naires, qui parfois desservent jusqu'à vingt
lieues sans se plaindre, lui apportent l'hom-
mage de leurs travaux, de leur zèle infatigable,
de leur santé détruite au service des sauvages
et des pêcheurs de morue.
Plus haut encore sur la falaise, est planté le
séminaire. Les portes massives roulent devant
moi. Je retrouve dans son empire M. l'abbé
Huard. Deux cents jeunes garçons reçoivent ici
le bienfait de l'instruction; il y a un cours
commercial, mais beaucoup d'élèves font des
études complètes. Un journal, V Oiseau- Mouche,
imprimé au collège même, répand les élucubra-
tions de ceux que tourmente le démon d'écrire.
J'y ai lu de très bonnes critiques dont je dé-
nonce l'auteur, un professeur de rhétorique
capable de la plus fine ironie. Se moquait-il
un peu en disant que pendant son séjour à
Paris le froid l'avait fait souffrir ? Je serais
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. d29
tenté de le croire, vu les hautes latitudes où
nous sommes, si l'abondance des moyens de
chauffage, poêles et calorifères, ne me faisait
comprendre ce paradoxe apparent qu'on a froid
partout, sauf dans l'extrême nord. Le cabinet
du supérieur est rempli d'échantillons d'his-
toire naturelle, reptiles, insectes, herbiers; des
livres couvrent les murs; c'est de là que part
une publication intéressante, le Naturaliste Cana-
dien, c'est là que s'achève pour le moment le
livre sur le Labrador que son auteur promet de
m'envoyer, — promesse qui a été tenue à ma
grande satisfaction et à mon grand profit.
La salle de récréation des élèves, une sorte
de hall garni d'engins de gymnastique, per-
met de se livrer sans sortir aux exercices les
plus violents. Il y a quelques fleurs dans le
fumoir des professeurs, tous prêtres, bien en-
tendu; je n'ai pas vu d'autre luxe. Les classes,
la chapelle, tout est fort simple et même d'une
âpre rusticité qui sent la mission et prend à
cause -de cela un grand caractère ; ces lourds
volets, ces barreaux massifs, ces murs de for-
teresse semblent capables de soulenir un siège
contre les glaces et contre les Iroquois. Ce n'est
pas la moins rude des missions en effet au
Canada, que celle de l'enseignement; tous les
130 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
fondateurs do collèges catholiques commencent
sans capitaux, mal secondés par une population
que ne dévore pas le besoin de s'instruire, avec
la menaçante concurrence des écoles protes-
tantes riches et bien patronnées. J'aurais voulu
oser dire à ces vaillants propagateurs des études
classiques et des lettres françaises, combien
j'estimais leur désintéressement et leurs efforts.
Je leur aurais peut-être demandé en môme
temps pourquoi ils alTublent leurs pauvres
élèves d'une espèce de redingote bleue passe-
poilée de clair sur toutes les coutures, comme
on n'en voit qu'à la Comédie- Française dans
le vieux répertoire.
Non loin du séminaire, les religieuses du
Bon-Pasteur, venues de Québec, rendent les
plus grands services en formant à l'enseigne-
ment des institutrices. La montagne est cou-
ronnée par le monument de William Price ,
le type môme du grand marchand anglais,
conquérant, pionnier et potentat, dont le nom
est répété avec respect et reconnaissance tout
le long du Saguenay où il échelonna ses mou-
lins à vapeur, de Tadoussac à Chicoutimi, même
au delà, car il a porté l'industrie forestière
jusqu'au lac Saint-Jean.
« Le père du Saguenay», comme on l'appelle,
SAINT-LAURËNT Eï SAGUENAY. 131
vint au Canada en 1810 et comprit tout de
suite quels prodigieux bénéfices rapporterait
l'exportation de ces forêts inépuisables. Le
blocus continental imposé par Napoléon empê-
chait alors les pays qui avaient conservé des
relations avec la Grande-Bretagne de s'appro-
visionner en Norvège. M. Price mit cette partie
du Canada en coupe réglée et sa dynastie conti-
nue son œuvre avec le même renom d'énergie,
de probité, d'initiative. Le manoir actuel des
Price est situé, avec les jardins qui l'entourent,
sur l'emplacement de l'ancienne boutique où
leur père faisait vendre des vivres et des effets
aux hommes du chantier. A cette époque, il
ne pouvait passer qu'à cheval à travers Chicou-
timi, faute de chemins praticables. M. Price
semble avoir réuni en sa personne toutes les
qualités que la politique anglaise a déployées au
Canada : force, justice, tolérance et savoir-faire.
Il s'est mesuré avec la nature rebelle, avec
la Compagnie d'Hudson, plus difficile encore à
manier, car elle prétendait tout accaparer pour
son compte, et il fallut en venir à de véritables
combats corps à corps livrés par les ouvriers des
deux puissances ; il a créé une industrie qui
constitue à elle seule près de la moitié du
revenu public. Avant 1840, rien n'existait
132 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE-ANGLETERRË.
e ncore à Chicoutimi que la mission et le poste
de la Compagnie de la baie d'Hudson. Comme
ils le font aujourd'hui encore sur la côte nord,
les sauvages venaient chercher là des provisions
lors du départ annuel pour la chasse et payaient
au retour en peaux de betes, ne se faisant pas
prier pour donner plus qu'ils ne devaient si la
chasse avait été bonne, se croyant quittes en
revanche avec les fournisseurs lorsqu'elle avait
été mauvaise. On conçoit que cette naïveté en
affaires fût férocement exploitée !
Quand nous sortîmes du port de Chicoutimi,
pour revenir sur nos pas, un blanc soleil
septentrional faisait valoir mieux qu'à l'arrivée
tous les détails du paysage, l'éclair des chutes
d'eau, le luisant des hauts rochers, la couleur
des buttes de sable chargées de bois parfois
brûlés. Une triple chaîne très distincte de mon-
tagnes bleues nous accompagnait à l'horizon. Et
je crus rencontrer pour la première fois , en
arrivant devant elle, cette baie enchanteresse de
Haha que j'avais cependant quittée le matin
môme. A distance, les pauvres établissements
qui la bordent ne comptent plus ; il n'y a que
son immense étendue, sa courbe superbe entre
les deux caps avancés où glissent de longues
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 133
chutes de neige, la fine couleur violette des
collines qui lui servent de cadre, avec leur
chevelure de forets. Vue ainsi de face , la
grande baie semble appeler la création d'une
ville monumentale dont le mirage s'offre à
moi : colonnades de nacre vivante, coupoles
de neige, palais de nuages ; rien d'analogue
assurément à ce que peuvent être tentés d'y
bâtir les Américains de New-York, ses habi-
tués pendant l'été. Ils viennent sur de grands
vapeurs, pousser à leur tour le « haha ! » satis-
fait des gens qui trouvent qu'ils en ont pour
leur argent.
En face de Haha se dresse le cap à l'Est
verdi à la base, chauve à la cime, tout à fait
perpendiculaire. D'énormes blocs de granit ont
roulé de son sommet jusque dans le fleuve
qu'ils obstruent ; entre lui et le cap à l'Ouest
le passage est si étroit qu'on s'étonne que le
bateau puisse passer, ce bateau qui a tant
contribué à civiliser la région, à faciliter
l'écoulement des produits chicoutimois et
autres. Combien les génies de l'avalanche et
des tempêtes cachés dans tous ces récifs doi-
vent maudire et menacer la Compagnie Riche-
lieu-Ontario ! Mais elle les brave insolemment
en faisant siffler sa vapeur, et il faut le lui
8
134 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
pardonner, puisque sans elle nous ne serions
pas ici.
Ce que des esprits chagrins pourraint repro-
cher au parcours de Saguenay, c'est la conti-
nuité d'un pittoresque à outrance ; il n'y a pas
de parties sacrifiées pour faire ressortir tel ou
tel accident ; on n'a pas le temps de respirer,
tout est marqué d'une beauté sinistre, absolu-
ment ininterrompue ; toujours ces mêmes pans
de montagnes abrupts que Gustave Doré a
peints plus d'une fois émergeant des glaces
dans de nocturnes paysages qui n'étaient pas
de fantaisie, tout surnaturels qu'ils pussent
paraître. La glace a fondu, mais il reste une
large et solide corniche de cristal le long du
bord, et les cascades figées, les stalactites
immobiles pendent au flanc noir du rocher
sillonné de rides ou de crevasses. Parfois, il
est vrai, le grand écran de pierre s'écarte et
laisse entrevoir des prairies ou des bois, comme
la mort laisserait soudain apparaître un coin
de la vie, mais la muraille se referme vite, si
absolument inaccessible, si cruellement inhu-
maine que c'est un soulagement de compter
les anses rares où s'abritent des amas de bois
de corde attestant que quelque chose respire,
agit, travaille. Ce nom d'une des criques, la
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 135
Descente des Femmes, me ravit, par exemple.
Des femmes sont venues ? Quand ? Dans quelles
circonstances?... Il paraît que c'étaient des
squaws indiennes, envoyées à la découverte
par leurs maris mourant de faim dans l'inté-
rieur du pays et qui, après avoir longtemps,
longtemps suivi le cours d'une petite rivière,
débouchèrent ici où les visages blancs occupés
à transporter du bois les secoururent. Histoire
de famine, de misère profonde, en harmonie
avec la tristesse écrasante du lieu. Le ciel s'est
mis de la partie ; on le dirait lavé à l'encre de
Chine, malgré un rayon de soleil intermittent
qui ne fait que souligner la menace de pluie.
Je ne le voudrais pas moins gris, je ne vou-
drais pas de feuillage à ces bouleaux nains
penchés sur l'abîme, à ces lianes desséchées
qui, en automne, m'assure- t-on, allument des
traînées de pourpre sur tout ce noir. La saison
et le site vont si bien ensemble î Et quelle
immobilité, quel silence absolu I Y a-t-il sur
le porit d'autres passagers que moi ? Longtemps
je l'ignore. Personne, apparemment, n'a envie
de parler. Il n'y aurait de supportable ici
que les entretiens de Dante avec Virgile ou la
musique de Gluck. Une voix discordante cepen-
dant s'élève tout à coup, une de ces petites
136 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
voix hautes au timbre sec et lïûté qui ne peu-
vent rien dire que d'insignifiant, une voix de
jeune fille, hélas !
— Je rentre au salon, dit-elle, on gèle ici,
et puis c'est par trop monotone I
Elle se trompe : si les falaises se suivent,
elles ne se ressemblent pas. Ce n'est que dans
la seconde partie du trajet, en se rapprochant
du Saint-Laurent qu'elles paraissent s'adoucir,
s'apprivoiser, pour ainsi dire, devenant assez
uniformément mamelonnées ; l'homme a vaincu ;
mais auparavant la révolte subsiste et gronde
comme au lendemain du jour où cette brèche
prodigieuse se forma dans la solitude des
temps préhistoriques. On a donné des noms
au chaos cependant ; les guides veulent que
cela s'appelle le Tableau et ceci la Niche. Au
fait, pourquoi pas ? Le Tableau, taillé tout droit
comme d'un sôul coup de ciseau, mesure huit
cents pieds ; jamais toile plus lisse et plus unie
ne fut tendue pour recevoir un chef-d'œuvre
ou pour défier la main de l'ouvrier ; la Niche,
qu'elle soit romane ou gothique, est un arc
mal dégrossi à une hauteur que n'atteindrait
aucune architecture ; nul n'entrera jusqu'à la
fin des âges dans la nef obscure dont elle
marque l'entrée. Longtemps la figure pétrifiée
i
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 137
d'un des géants du Sagucnay garda cette
caverne, la couvrit de son corps, puis cette
sentinelle séculaire s'est écroulée soudain, lais-
sant les regards profanateurs pénétrer dans
l'antre où naguère on pouvait imaginer et
placer tout ce qu'on voulait, où maintenant
apparaît la vérité cachée pendant des millions
d'années peut-être. Il n'y a rien, la niche était
vide.
Cependant l'obligeant capitaine, qui fait les
honneurs de son bord à la façon d'un impré-
sario enchanté qu'on applaudisse, paraît, rame-
nant avec lui cette demoiselle qui trouvait le
décor monotone et suivi d'un groupe de gens
que le froid humide avait jusqu'ici retenus à
l'intérieur. C'est que la pièce, si sensationnelle
qu'elle soit d'un bout à l'autre, a un clou qu'il
ne faut pas avoir manqué. Pour beaucoup de
gens, le voyage du Saguenay se résume à la
rencontre des caps Trinité et Éternité, multi-
pliés par la photographie dans tous les hôtels,
dans tous les magasins, de Montréal jusqu'à
Québec, et contre lesquels à cause de cela je
couve cette mauvaise humeur que vous inspire
très souvent ce qui est populaire et indiscuté.
Mais il n'y a pas de parti pris qui tienne. Il
faut ici comme au Niagara être de l'avis de tout
8.
138 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
le monde, malgré Tennuyeuse affluence des
curieux, la stupidité des exclamations, et même,
ô horreur I malgré certaine annonce peinte en
grosses lettres sur l'une des pointes du cap
par un grand fourreur de Québec que je voue
à la dent des ours vengeurs. Ces vulgarités
outrageantes disparaissent dans un ensemble
sublime.
Notre bateau, arrêtant sa fumée, s'approche
le plus qu'il peut des deux masses syénitiques
jumelles qui sortent de l'eau côte à côte, sépa-
rées par une baie étroite et d'une profondeur
presque égale à leur taille, laquelle, au-dessus
du fleuve, est de dix-huit cents et quinze cents
pieds. La sonde jetée ici descendrait à mille
pieds, me dit le capitaine. Mille pieds de cette
eau noirâtre aux bizarres reflets d'agate sur
laquelle nous nous tenons dans l'ombre du
rocher nous cachant le ciel, tandis que notre
œil cherche à suivre jusqu'au fond de l'abîme
l'arête vive des assises presque aussi hautes
que la muraille elle-même I Chacun devient
grave à l'énoncé de ce chiffre ; la jolie jeune
fille pousse de petits cris de frayeur, quel-
ques messieurs la rassurent galamment.
Le plus grand des deux caps est le moins ter-
rible ; il a laissé la végétation du nord prendre
SAINT-LAURENT ET SÂGUENAY. 139
avec lui quelques libertés, sa tète est hérissée
de sapins, tandis que Trinité s'avance entiè-
rement nu, en justifiant son nom par trois
promontoires à pic dont le principal forme en
outre trois degrés cyclopéens qui, d'un air de
défi, proposent l'impossible escalade. Des cail-
loux monstrueux roulent autour de lui comme
si de rudes combats s'étaient livrés à cette place,
et tout le rivage retentit de voix hurlantes ou
plaintives éveillées par les moindres bruits
démesurément grossis et multipliés. Toutes
les protestations que doivent exhaler les forets
longtemps vierges du Saguenay contre ceux qui
les violent et les exploitent semblent s'être
concentrées ici... Je n'aime pas le coup de sifllet
pour ainsi dire réglementaire qui commande à
l'écho, je n'aime pas que l'on fasse jouer un rôle
à la nature, et pourtant les cris déchirants, les
grondements répercutés qui peu à peu s'étei-
gnent, ,après avoir couru de caverne en caverne,
sont quelque chose de si extraordinaire que
j'excuse le bis poussé par les badauds.
Ce bis est suivi de beaucoup d'autres cris
pour le plaisir de recevoir dans un roulement
de tonnerre des réponses à faire trembler. La
halte est assez longue, elle me paraît avoir duré
à la fois un instant et un siècle comme ces
140 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
visions, dont parlent les extatiques, qui les ont
conduits en enfer ou au ciel. J'ai été conduite
moi. Française, appartenant au pays le plus
civilisé qui soit au monde, en pleine sauvagerie,
et je sens que jamais plus je ne reverrai cela.
Et déjà c'est fmi I Bien que la baie qui dort
derrière les deux montagnes, couverte et pro-
tégée par elles, soit pour le moment déserte, je
sais que des navires grands et petits peuvent s'y
abriter, qu'ils y séjournent souvent; c'est pour
eux que cette statue de la Vierge a été posée
sur le mont Trinité, conjurant les mauvais
esprits du naufrage. L'apparition en pareil lieu
de ce port calme et charmant est une des plus
belles idées qu'ait conçues le grand artiste,
maître de tous les contrastes. Elle ferait mieux
qu'un sermon surgir dans les cœurs les moins
préparés à l'émotion religieuse le sentiment de
la Providence.
Rien de ce qui suit ne peut être comparé,
bien entendu, à ce point culminant du voyage.
Il me reste encore le souvenir du vol argenté
des mouettes qui passe, se perd, se fond avec
une telle douceur dans le gris des nuages, celui
des jeux d'un couple de marsouins qui folâtrent
dans une de ces anses échelonnées jusqu'à
Tadoussac, quelques-unes capables de recevoir
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 141
les gros vaisseaux de l'Océan. C'est le capitaine
qui me signale les baleines blanches, et je lui sais
gré de leur donner ce nom. Il m'explique aussi
que la chaude coloration d'un jaune rouge que
je remarque à fïeur d'eau en bas des rochers
est une barre ferrugineuse. Je croyais à du
marbre, ayant entendu parler du fameux banc
de marbre blanc aux environs de Tadoussac.
Ce large ourlet en saillie indique l'existence du
trapp, sur lequel je me tairai prudemment
d'ailleurs, ainsi que sur le granit syénitique des
montagnes qui bordent le Saguenay, quoique
vraiment il soit facile, môme aux ignorants, de
comprendre à première vue la géologie de ces
régions; granit, gneiss, calcaire primitif se mon-
trent partout à découvert. Le gneiss, traversé
de nombreux filons métallifères, domine autour
de Tadoussac. Cette belle couleur rougeâtre,
tranchant sur la marge de glace, colore une
longue étendue de la côte et se fait particulière-
ment remarquer à l'endroit nommé la Boule,
dernière falaise importante avant Tadoussac.
Nous nous attardons devant la petite cascade
et le quai encombré de marchandises de l'anse
Saint- Jean, où, de même qu'à l'embouchure
de la rivière Sainte- Marguerite , l'agriculture
est en train de faire des progrès.
14^2 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
A Saint-É tienne, les collines de sable forment
des espèces de gradins superposés semblables à
des dunes ; beaucoup d'ouvriers sont au travail
autour des chantiers considérables de l'éternel
M. Price, partout présent. J'interroge le [capi-
taine sur l'heure de notre arrivée à Tadoussac.
Le désir d'aller y saluer la plus ancienne de
toutes les chapelles du Canada me tient très fort,
mais aussi la crainte que le bateau ne reparte
avant que j'aie achevé mon pèlerinage, [me lais-
sant sur cette plage, réduite à l'état de Robinson.
— Vous aurez le temps, me dit le capitaine,
après avoir interrogé sa montre, mais tout juste.
Je ne sais comment j'osai lui demander, en
alléguant mon ignorance et ma maladresse
d'étrangère, s'il ne voudrait pas m'accompa-
gner. L'idée était machiavélique autant qu'au-
dacieuse. De cette façon le Saguenay ne pouvait
pas quitter le port sans moi, sans nous. Et
voilà qu'à la descente de l'Anse-à-l'Eau, l'excel-
lent capitaine, tandis que débarquent ses pas-
sagers, hèle un « charretier » choisi parmi les
plus malins qui, en une demi-heure, bien
dirigé par lui, me fait tout voir. Beaucoup
plus même que je ne demandais, car je ne me
souciais de connaître ni le grand hôtel fréquenté
par le beau monde, ni l'élégante villa que se
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 143
fit construire lord Dufferin en face de la baie,
ni tous les jolis cottages qui, pour le moment,
sont clos, mais qui se réveillent chaque été.
Ce qui m'intéressait c'étaient les souvenirs de
la mission desservie d'abord par les récollets,
puis par les jésuites au temps de la traite des
pelleteries et de la pêche de la baleine. Sous la
station moderne en vogue où sportsmen et tou-
ristes apportent, l'espace d'une saison, tout le
tapage de la haute vie américaine, on retrouve
encore très bien le petit village de pêcheurs,
et la Compagnie d'Hudson, qui a remplacé celle
des postes du Roi, est toujours là dans les
mômes vieux bâtiments.
A peu de distance la chapelle, sur une émi-
nence sablonneuse, domine le point de réunion
du Saint-Laurent et du Saguenay. Les mission-
naires profitaient de l'arrivée annuelle des
sauvages. Ils allaient les exhorter et bien sou-
vent, la traite finie, partaient avec eux pour
continuer en forêt leur prédication. Un incen-
die détruisit la première chapelle; ce fut la
libéralité de l'intendant Hocquart qui permit
de construire en bois de charpente celle qui
existe aujourd'hui. Elle renferme encore plus
d'un présent envoyé de France, entre autres le
fameux Enfant Jésus qui évoque à lui seul le
144 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
siècle de Louis XIV et semble étonné de se
trouver dans cet exil : un chérubin bouffi et
fardé, tout en satin et en paillettes, fait pour
orner de sa présence quelque crèche de pour-
pre et d'or dans la chapelle de Versailles. Une
de mes amies. Américaine et protestante, me
disait en parlant de lui : — Il est si Français,
si gai et si touchant à la fois, ce petit person-
nage de cour I Un pareil Enfant Jésus dans
une pareille solitude... Il y a de quoi pleurer.
Je remarque aussi, parmi les objets dépaysés,
un tableau, VAnge gardien, attribué à Boucher,
bien à tort je suppose, quoiqu'on puisse
admettre que Boucher n'ait pas sacrifié un de
ses chefs-d'œuvre en offrande au Canada. De
grossiers chandeliers de bois taillés de la main
des premiers jésuites, une plaque commémo-
rative en étain trouvée dans les fondations de
l'ancienne église-cabane, voilà toutes les reli-
ques du passé, avec la cloche, objet de la plus
belle légende qui ait cours sur le Saint -Lau-
rent. Cette cloche, qui sonne depuis deux cent
cinquante ans, avait charmé à son arrivée les
fidèles sauvages ; chacun d'eux voulait la faire
parler à son tour. Or il arriva qu'un siècle après
environ, elle parla toute seule et voici en quelle
occurrence :
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. ilo
Le Père de la Brosse était un missionnaire
jésuite qui traduisit en langue sauvage une
partie de la Sainte-Écriture, composa la plupart
des livres religieux en usage chez les Monta-
gnais et mérita la réputation d'un saint, tant
auprès des blancs de la côte et des îles qu'auprès
des Peaux-Rouges. Or, le 11 avril 1782, ce bon
vieillard, s'étant acquitté tout le jour des devoirs
de son ministère, alla passer un bout de soirée
auprès des officiers du poste, causa comme à
l'ordinaire, puis, avant de prendre congé,
annonça tranquillement à ses amis qu'ils ne le
verraient plus vivant sur la terre. Il paraissait
si bien portant qu'on ne s'inquiéta qu'à demi
de ses paroles; cependant, deux heures après,
la cloche de la chapelle se mit à sonner un glas
funèbre. On s'y porta et que vit-on? Le Père
de la Brosse prosterné devant l'autel, le visage
caché dans ses mains jointes. Il était mort. Le
lendemain, le curé de l'île aux Coudres vint
l'enterrer; lui aussi avait entendu tinter à
minuit la cloche de sa propre église, quoiqu'il
n'y eût personne pour tirer la corde. Et on
apprit depuis que, dans toutes les autres
paroisses du Père de la Brosse, à Chicoutimi,
aux Trois-Pistoles, à l'île Verte, à Rimouski, à
la baie des Chaleurs, les cloches avaient sonné
146 NOUVELLE-fRANCË ET NOU VElLE-ANGLETERRE.
d'elles-mêmes toutes à la fois. Ce fut un deuil
général, mais aussi un grand sujet d'édifi-
cation.
Le sacristain, en l'absence du curé, nous
montre la tombe du Père de la Brosse. Pendant
bien des années, les Indiens ne manquèrent
jamais, en passant, d'aller causer avec leur
bienfaiteur chéri. Ils avaient pratiqué une petite
ouverture dans le pavé du chœur pour pouvoir
y coller leurs lèvres. Après quoi ils appuyaient
leur oreille au même orifice afin d'écouter la
réponse. — Certes, l'histoire est délicieuse, mais
le capitaine qui la sait par cœur n'est pas
disposé à laisser attendre ses passagers. Nous
remontons dans la calèche et, tout en roulant
vers rAnse-à-l'Eau, mon guide me fait remar-
quer le grand établissement de pisciculture
qu'a créé le gouvernement. Des saumons magni-
fiques destinés à la reproduction remplissent
les vastes bassins et le frai est 'distribué dans
les affluents du Saguenay. A cette même place
s'éleva jadis la première scierie à vapeur, le
moulin de M. Price. Ces MM. Price en ont
encore deux autres aux environs.
Mais je ne suis ni avec les omnipotents Price,
ni avec les saumons, je ne vois toujours que la
pauvre petite église perdue dans les sables et
SAINT-LAURENT ET SAGUENAY. 147
dominant le port, avec son Enfant Jésus Louis-
quatorzien en habit de gala. L'air est rempli
pour moi du son des cloches qui tintent le nom
vénéré du Père de la Brosse. La vue d'un étang
couvert de glaçons me ramène cependant à la
réalité.
— Gomment I un étang gelé ! Au milieu de
mai !
Et puis je pense avec satisfaction que je suis
en Labrador, non pas géographiquement sans
doute, mais si je m'en rapporte au diocèse.
Tadoussac est la première paroisse du Labrador
sous le quarante -huitième degré de latitude
nord.
Je ne parlerai pas de mon voyage de retour,
le mauvais temps, qui nous avait. Dieu merci,
épargnés jusque-là, ayant éclaté peu après notre
sortie du Saguenay. J'eus en cette circonstance
l'occasion d'éprouver que le mal de mer peut
être redoutable sur le Saint -Laurent. Nous
mouillâmes pour la nuit dans la baie Saint-
Paul.
L'ÉDUCATION ET LA SOCIÉTÉ
AU CANADA.
Il lue serait presque impossible de donner à
mes lecteurs une idée juste et vivante de la
société contemporaine au Canada français, sans
leur rappeler en même temps sur quelles bases
s'est établie cette société, quels éléments sont
entrés dans sa formation. Au fond c'était et
c'est encore en miniature la société française
de l'ancien régime. Le seigneur, proprement
dit, a disparu devant la conquête étrangère,
mais on dira la seigneurie et la noblesse tant que
les manoirs resteront debout, tant qu'il subsis-
tera des fonctionnaires et un haut clergé. En
réalité la seigneurie, dans l'acception féodale
du mot, est aujourd'hui la paroisse, et l'orga-
nisation paroissiale demeure la base de l'orga-
i50 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE,
nisation municipale, l'érection de la paroisse
religieuse précédant la constitution de la muni-
cipalité. C'est seulement quand l'évêque a orga-
nisé une paroisse que le décret d'érection est
soumis à des commissaires de l'État qui tien-
nent compte de ce qui a été fait et ordonné
par les autorités ecclésiastiques*. Ceci suffit à
indiquer la prépondérance que conserve le
clergé, prépondérance dont il ne faudrait peut-
être pas qu'il abusât dans l'avenir, car la dîme
et certaines autres taxes réclamées par l'Église
commencent à paraître onéreuses.'
Le curé détient les registres de l'état civil, il
a le droit de visiter les écoles de sa paroisse et
d'en examiner les livres. Sa situation présente
est à peu près celle qu'il possédait chez nous
avant la Révolution. Et, dès leur bas âge, les
enfants apprennent que le peuple canadien,
cédé à l'étranger, non pas conquis, doit d'exister
encore à l'action bienfaisante du clergé, du
prêtre patriote qui seul ne jl'a pas abandonné;
on lui dit que se dévouer à l'Église, c'est se
dévouer à la patrie. La reconnaissance à l'Église
1. Voir rexcellent petit manuel de Droit civique de C.-J. Ma-
gnan, profeseur à TÉcole normale Laval, qui renferme les
notions les plus précises sur l'organisation politique, munici-
pale, paroissiale, scolaire du Canada français.
l'éducation et la société au canada. 151
entre pour une large part dans cette devise
gardée par un castor sur les armes nationales;
Je me souviens. Il est vrai que la dette est énorme.
Le prêtre, on le retrouve à la tête de tout, d'un
bout à l'autre de cette histoire si curieuse, si
embrouillée par les vagues et arbitraires con-
cessions de territoires que faisaient, chacun de
son côté, les gouvernements de France et d'An-
gleterre. Tous les deux, pendant un siècle et
demi, se disputèrent la propriété de l'Amérique
du Nord, l'Angleterre au nom de la découverte
des Cabot en 1498, la France en vertu du voyage
de Verazzano en 1524, Henri IV, Louis XIII,
Jacques P'" disposant à tort et à travers de
terres dont ils n'étaient pas bien sûrs d'être
possesseurs.
Les récollets, les jésuites, les sulpiciens con-
naissaient en revanche de visu le théâtre du
conflit, s'y étant transportés de bonne heure,
associés aux premières découvertes, et mêlés à
toutes les fondations : ils dominèrent sans peine
les colons, cultivateurs et soldats. J'ai déjà
parlé du magnifique régiment de Carignan-
Salières qui, envoyé au secours de l'empereur
d'Allemagne pour battre les Turcs, s'était cou-
vert de gloire en Hongrie et avait servi sous
Turenne; il se fixa dans la colonie après l'avoir
152 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE-ANCxLETERRE.
défendue et l'énergie qu'il avait d'abord mon-
trée au feu semble s'être concentrée ensuite sur
le devoir d'accroître la population le plus
promptement possible. Presque tous les ofTiciers
appartenaient à la noblesse, ils reçurent du roi
des seigneuries, tandis que leurs hommes se
groupaient autour d'eux comme censitaires et
« habitants ». Ce mot d'ha])iiant, qui s'est per-
pétué jusqu'à nos jours, exprime une idée de
permanence, de stabilité. L'habitant ne sortait
pas sans son fusil, ayant toujours en perspec-
tive la chance d'être surpris par les sauvages
ennemis, au milieu de ses travaux, trop heu-
reux s'ils lui laissaient le temps de se réfugier
dans les forts dont le pays était couvert.
Ces ouvrages palissades et armés enfermaient
ordinairement l'église et le manoir seigneu-
rial. En cas d'alarme la population s'y entas-
sait, et plus d'un fort fut immortalisé par
d'héroïques résistances. Ténaoin Daulac qui,
avec seize de ses compagnons, des jeunes
gens de Montréal, et cinq ou six sauvages
dévoués, barra le passage aux Iroquois partis
pour assiéger Québec en 4660. Le fort du
Long-Sault où ils se retranchèrent n'était
qu'une méchante palissade, de construction in-
dienne. Il tint néanmoins dix jours entiers, et
l'éducation et la société au canada. 153
les Iroquois en l'emportant n'y trouvèrent que
des cadavres, mais cette longue défense d'une
poignée de braves sans vivres, mal retran-
chés derrière de simples pieux contre sept
cents agresseurs, les découragea de s'attaquer
aux murailles et à la garnison de Québec.
Daulac triompha donc au prix accepté par lui
et par ses camarades, le jour où, avec le
consentement du gouverneur Maisonneuve, ils
avaient, après une communion publique, fait
le sacrifice de leur vie. Peut-on s'étonner de la
valeur des milices qui comptaient dans leurs
rangs des hommes de cette trempe?
Le goût de l'aventure s'ajoutait et s'ajoute
encore au courage chez tous les Canadiens ; peu
capables de persévérance dans le travail, ils
trouvent plus de plaisir à chasser qu'à conduire
la charrue, et l'intimité des premiers colons avec
les Indiens dont ils partageaient les goûts s'ex-
plique ainsi. C'est un des traits qui établissent
une différence fondamentale entre les commen-
cements de la Nouvelle-France et ceux de sa proche
voisine, la Nouvelle-Angleterre. Jamais les An-
glais ne se familiarisèrent avec les aborigènes,
ils n'eurent jamais d'eux le moindre souci, les
refoulant, les supprimant aussitôt qu'ils le pou-
vaient, maintenant toujours d'implacables dis-
9.
154 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE -ANGLETERRE.
tances entre les vaincus et la race victorieuse.
L'Indien, sous le joug anglais, n'avait aucuns
droits reconnus ; les Français pratiquèrent à son
égard un système tout différent où la charité en-
trait pour beaucoup. Il ne faut pas oublier que
l'occupation du Canada impliquait un ministère
religieux à remplir envers des peuplades bar-
bares. Or, c'était simplement la liberté de
penser à leur guise qu'étaient allés chercher
les puritains rebelles au despotisme du gou-
vernement et de l'église établie de leur pays.
L'esprit des deux colonies était donc abso-
lument opposé : d'un côté, aristocratique et
militaire; de l'autre, civil et commercial. Dès
les premiers temps de leur installation sur le
rocher de Plymouth, les Américains de l'ave-
nir se proposèrent d'agir en dehors de la mé-
tropole, de se gouverner seuls le plus possible
et à tout risque; tandis que les gens de la
Nouvelle-France, bien éloignés de toute initia-
tive, attendaient l'ordre du roi et vivaient sous
l'influence directe du prêtre. L'autorité de
celui-ci, selon la politique de Louis XIV, devait
faire contrepoids aux autorités civiles, de
même que la puissance occulte de l'intendant
tenait en échec la suprématie déclarée du gou-
verneur, tous ces pouvoirs étant d'ailleurs réu-
l'éducation et la société au canada. 155
11 is dans sa main paternelle et royale. Il s'en-
suivit pour les trafiquants et les pêcheurs de
la Nouvelle- Angleterre, renforcés par Faffïuence
toujours grossissante de l'immigration, une ère
de prospérité rapide; pour la Nouvelle -France
au contraire, que le roi craignait de peupler au
détriment de la mère patrie, une colonisation
très lente, une dépendance absolue, et une
pauvreté qui, d'ailleurs, à défaut de purita-
nisme, fut longtemps la gardienne des mœurs.
Pendant que les Pères pèlerins, uniquement
préoccupés de gain et de liberté, réussissaient
à vivre par leurs propres forces, les Français du
Canada, ne songeant qu'à l'honneur, ambitieux
de places, de commandements, de titres, se
bornaient en fait de besogne manuelle à l'agri-
culture. Le roi jugeait que les industries colo-
niales pourraient faire tort aux industries fran-
çaises. Non pas. qu'il défendît le commerce; il
avait même décrété que ses gentilshommes
pourraient s'y livrer sans déroger, mais c'était
avec- des restrictions telles que les tentatives
naissantes se trouvaient vite paralysées. Les
femmes et filles d'habitants, aussitôt pour-
vues de métiers à tisser, fabriquèrent d'excel-
lentes étoffes dont on use dans le pays aujour-
d'hui encore; madame de Repentigny, femme
156 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
du brave officier de ce nom, avait appris de
prisonniers anglais achetés aux sauvages l'art
defder le coton; elle inventa de faire de la toile
avec de l'ortie et avec de l'écorce de bois blanc ;
toutefois les Canadiens n'avaient le droit de
tisser que pour leurs besoins personnels. Le
commerce unique, celui qui absorbait l'activité
de la colonie, était celui des fourrures. Il y
avait à Tadoussac, à Trois-Rivières, à Montréal
des foires où les sauvages apportaient les peaux
de bêtes tuées pendant l'hiver, la Compagnie
des Cent Associés possédant le monopole de la
traite. On ne put empêcher cependant, vu la
pauvreté générale, les hommes jeunes et actifs
de la colonie, de se faire une ressource de la
chasse et de trafiquer directement avec les In-
diens. Pour régulariser le mal, Louis XIV, qui
suivait très attentivement dans les moindres
détails tous les gestes de ses lointains sujets,
accorda des patentes à certains particuliers,
mais de ces patentes, plus d'un se passa; l'es-
pèce vaillante, pittoresque, romantique, tant
vantée, tant chantée du coureur de bois surgit,
proche parente du bandit, si l'on veut bien
admettre des bandits-gentilshommes.
Entre le coureur de bois et le sauvage,
l'intimité était des plus étroites; ils faisaient
l'éducation et la société au canada. 157
ensemble de belliqueuses excursions chez les
fermiers de la Nouvelle-Angleterre qui racontent
encore les scènes de pillage que dirigèrent les
c( gentilshommes français » et, à les en croire,
certains prêtres catholiques. Il est très vrai
que la surveillance du jésuite ou du prêtre des
missions étrangères s'exerça jusque dans les
expéditions de cette sorte, mais les historiens
protestants en ont pris prétexte pour des
calomnies ; ils ne veulent pas admettre que le
but du missionnaire, en suivant la horde
déchaînée, était d'empêcher autant que possible
des atrocités toujours menaçantes. Le sauvage
converti était soumis au prêtre comme un petit
enfant ; encore fallait-il qu'il n'eût pas goûté à
l'eau-de-vie qui ftiisait de lui un fou furieux.
Ce fut le but constant du clergé que d'empê-
cher l'Indien de boire ; la guerre violente entre
monseigneur de Laval et le gouverneur Fron-
tenac n'eut point d'autre cause. Cette fois le
gouverneur fut soutenu par la politique de
Golbert qui refusa de supprimer complètement
un trafic d'où sortaient de grandes ressources
pour la colonie. Il alléguait que les Indiens
habitués à l'eau de feu iraient en demander
aux Anglais et aux Hollandais. Que pouvait le
clergé ? Multiplier les excommunications, les
158 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
refus de sépulture, user môme des châtiments
corporels qui tombaient indistinctement sur les
Peaux rouges et blanches sans provoquer de
révolte, mais aussi sans amener de repentir
sérieux. Le jeu, l'eau-de-vie, tels étaient les
vices de l'Indien, vices partagés par le coureur
de bois.
Chez l'habitant régnaient en revanche toutes
les vertus patriarcales. Les familles étaient
nombreuses, presque à l'état de tribus, les
parents qui tardaient à marier leurs enfants se
voyant mis à l'amende, tandis qu'un « don
du roi » récompensait toute fdle mariée dès
l'âge de quinze ou seize ans, sans préjudice de
la dot assurée à chacune des fiancées qui arri-
vaient par cargaisons sur les navires de France
et que les colons recevaient de la main des
religieuses. La sœur Marguerite Bourgeoys
s'acquittait naïvement de cette besogne d'entre-
metteuse à Montréal : elle habitait la maison
des fdles d'honneur et présidait aux entrevues;
une pieuse veuve, madame Bourdon, s'était
chargée du même soin à Québec. Bien entendu,
les dots variaient selon la qualité des personnes,
mais on se trouvait riche alors avec peu ;
exemple le contrat de Magdeleine Bochart, sœur
du gouverneur de Trois-Rivières, où figurent
l'éducation et la société au canada. 159
deux cents francs d'argent, quatre draps, deux
nappes, six serviettes, un matelas, une couver-
ture, deux plats, six cuillers, six assiettes
d'étain, un pot, un chaudron, une armoire,
une table, deux escabeaux, une huche, une
armoire et une paire de cochons. C'était là un
grand mariage ; il appartient au temps où les
colons, peu nombreux, étaient triés sur le volet.
Le roi facilita ensuite ce qu'il avait d'abord
réprimé, il ouvrit la porte à tous pêle-mêle,
sauf aux protestants qui eussent transporté en
Amérique les forces vives dont la révocation de
l'édit de Nantes privait la France. Louis XIV
montra en ceci moins de libéralisme que tels
de ses prédécesseurs, Charles IX ayant permis
à Coligny de fonder un établissement calviniste
dans la Floride ^ et Henri IV s'étant intéressé
à l'entreprise du sieur de Monts en Acadie.
1. Cette expédition ne réussit pas ; la jalousie des Espagnols
conspira contre la colonie naissante. On connaît l'horrible
épisode des huit cents Français qui, s'étant livrés sur parole,
furent poignardés un à un par ordre de Menendez. Leur chef,
un brave marin de Dieppe du nom de Ribaut, fut écorché vif
et sa peau envoyée à Séville. Tous les cadavres, avant d'être
brûlés, se balancèrent à des arbres auxquels on attacha l'ins-
cription suivante: « Ceux-ci n'ont pas été traités de la sorte
comme Français, mais comme hérétiques et ennemis de Dieu. »
Catherine de Médicis laissa passer cet affront sans le punir,
en haine des huguenots ; ce fut un simple particulier, marin
d60 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
Le Canada, librement ouvert, cessa d'être ce
qu'il avait été d'abord, une sorte de commu-
nauté religieuse. Le temps vint où la mode de
Paris, au rouge près, fut suivie à Québec. Dans
le récit de son voyage, fait au xv!!!*" siècle, un
Suédois, Kalm, très perspicace observateur,
s'étend sur le charme des femmes de cette ville,
quoiqu'il trouve celles de Montréal plus belles,
plus sérieuses aussi ; mais il ajoute que les
Québecq noises ont à un plus haut degré l'usage
du monde et que leur laisser aller aimable
plaît par son innocence même. Il reconnaît
que les Canadiennes s'entendent aux soins du
ménage ; toutes, sans exception de rang, vont
au marché. Leurs magnifiques chevelures sont
pour elles l'objet d'un soin particulier. Gaie,
vive et spirituelle, la Québecquoise est par
l'éducation et les manières une vraie dame
hardi, bon catholique au demeurant, le chevalier de Gourgues,
qui vengea l'honneur national. 11 vendit tous ses biens, arma
trois navires, gagna Tîle de Cuba, puis la Floride où il se ligua
avec les sauvages mal disposés envers les Espagnols. Ceux-ci
venaient d'ajouter deux forts à celui qu'ils avaient enlevé aux
Français. M. de Gourgues les prit tous les trois et tailla en
pièces la garnison, sauf quelques hommes que, pour l'exemple,
on pendit aux mêmes arbres où avaient été accrochées naguère
les victimes de France. Puis, à la place de l'ancienne inscription,
furent attachés ces mots : a Je fais ceci non comme à Espagnols,
mais comme à traîtres, voleurs et meurtriers. »
l'éducation et la société au canada. IGl
française, mais Kalm lui reproche un défaut
grave, la manie d'épouser l'étranger au dé-
barqué, ce qui ôte des chances aux demoiselles
de Montréal.
Les jeunes fdles canadiennes rappellent
encore les descriptions de Kalm. Moins éman-
cipées que les autres Américaines, elles sor-
tent seules cependant et ont des privilèges
dont ne jouissent pas les Françaises de leur
âge. J'eus la bonne fortune à Québec de les
voir réunies en grand nombre pour une fête
qui, plus qu'aucune autre, était de nature à
les faire valoir : un imprésario yankee avait
monté avec leur concours ce qu'il appelait la
parada. Ce joli spectacle fut donné au profit
d'une milice canadienne nouvellement orga-
nisée. Il ne fallut que huit ou dix répétitions
pour mettre ces demoiselles en état de figurer
dans des tableaux et des danses de caractère
qui m'ont laissé un souvenir très particulier de
beauté, d'aisance, d'aplomb et de talent. Je
me rappelle entre autres un menuet dansé avec
les atours et toute la majesté du grand siècle,
des figures de ballet militaire où la précision
ne faisait aucun tort à la grâce. Qu'aurait dit
de voir figurer les brebis de son troupeau sur
les planches d'un vrai théâtre, ouvert au public.
162 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERR E.
le terrible évêque monseigneur de Saint- Vallier,
si rigoureux contre les bals, les comédies, les
toilettes? Il imposait au gouverneur Denonvi lie
et à sa femme une règle de conduite quasi
monastique, proscrivant toutes les fêtes, défen-
dant aux jeunes fdles les robes décolletées, les
fontanges et la danse, sauf en présence de leur
mère et avec des personnes de leur sexe. Le
premier bal donné au Canada le 3 février 1667,
fut un sujet de scandale, au dire des jésuites
dont la querelle avec Frontenac vint en partie
de ce que le gouverneur avait fait jouer la co-
médie, notamment Tartufe. Sans doute cette
tyrannie s'est relâchée ; cependant plusieurs
des demoiselles mêmes qui avaient figuré dans
la parada m'ont assuré qu'aucun confesseur ne
tolérait encore les danses tournantes. Cette
'parada fut une escapade accomplie en masse,
excusée en faveur de son but, et pour laquelle
apparemment on n'avait pas demandé de per-
mission.
Si le clergé s'oppose aux danses tournantes
dans les salons, il admet parfaitement dans les
campagnes les danses rondes qu'accompagnent
les vieux airs de France ; c'est qu'elles sont
dansées avec une grande retenue : au lieu de
la vieille formule « embrassez celle que vous
l'éducation et la société au canada. 163
voudrez » , on dit « saluez » ; et le baiser tourne
en révérence. Les couplets ont été, à l'époque
où ils franchirent l'Océan, expurgés de toutes
les gaillardises qu'ils renfermaient sur l'autre
rive; mais la chanson, d'ailleurs, reste intacte,
telle que les ancêtres l'ont apportée de Poitou,
de Bretagne ou de Normandie, avec quelques
modifications parfois dans le rythme qui semble
s'être comme élargi devant de plus vastes ho-
rizons ou pénétré de la mélancolie des impo-
santes solitudes. L'une de mes meilleures soi-
rées fut passée chez un excellent musicien, qui
est aussi archéologue de mérite et causeur plein
d'esprit, à entendre de charmantes voix dire
des chansons du pays où je retrouvais les re-
frains villageois de mon enfance. La Claire
Fontaine d'abord, qui est l'air national du
Canada tout autant que :
Vive la Canadienne !
Et ses jolis yeux doux !
Puis les chansons favorites de la veillée, celle
dont le bûcheron remplit les échos de la forêt,
celle que le voyageur solitaire se chante en canot
sur la cage, sur le radeau de bois flotté : A Saini-
Malo, beau fort de mer, Dans les prisons de
Naiites, En revenant de la jolie Rochelle, et ceci
164 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE,
qui vous fait sentir pour ainsi dire la fraîcheur
des brises du grand fleuve :
V'ià l'bon vent ! v'ià le joli vent!
Y là l'bon vent, ma mie m'appelle.
Elles seraient innombrables, ces chansons
rustiques. M. Ernest Gagnon a choisi les plus
originales, les a écrites telles qu'il les enten-
dait de la bouche des habitants, puis publiées
avec annotations, en indiquant leurs sources,
les formes de langage, les tours particu-
liers, la révélation des traits de mœurs et de
caractères qu'elles contiennent. C'est un ou-
vrage de réelle valeur, où l'on a déjà beau-
coup puisé.
— Presque tous nos chants populaires, fait
observer M. Gagnon, se rapprochent de la tona-
lité grégorienne.
Il ne veut pas voir dans cette tonalité un
reste de barbarie et d'ignorance, mais une des
formes infinies de l'art, forme parfaitement
rationnelle et propre à l'expression des senti-
ments religieux.
« — Remarquez que le violon est le seul
instrument connu dans les campagnes ; point
d'instruments à sons fixes, de musette, de
vielle, de biniou, auxquels on pourrait faire
l'éducation et la société au canada. 165
remonter une certaine éducation de l'oreille.
Lorsque le peuple chante, il obéit sans le savoir
à un ordre créé par le rapport existant entre
les choses visibles et les choses invisibles, son
chant subit l'action de tout ce qui l'entoure,
climat, habitudes, circonstances. En écoutant
le peuple canadien on devine sa piété, sa sim-
plicité, sa foi profonde ^ »
Tandis que j'évoque avec un souvenir recon-
naissant et doux cette c< soirée de Québec », il
me semble entendre encore le chœur à trois
voix qui fut chanté par l'auteur et par ses
filles, très bonnes musiciennes, mais sans plus
de prétentions d'ailleurs que n'en doivent avoir
les rossignols :
Courez, joyeux cortège, raquette agile, traîneau léger,
Sur l'éclatante neige, laissez-vous emporter, gai !
Ah ! qu'avez-vous, la belle, Ion gai !
Et je suis prête à dire dans notre Paris
devenu si cosmopolite : — J'étais alors en
France.
La société de Québec garde toujours le même
agrément dont parlent Kalm et le Père de
Gharlevoix : parties de promenade, l'été en
1. Chansons populaires du Canada, recueillies par Ernest
Gagnon ; Darveau, éditeur, Québec, 1894.
166 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
calèche ou en canot, l'hiver en traîneau ou en
patins, palais de glace bâtis à l'occasion du
carnaval. Dans ce temps -là les femmes de
gouverneurs, d'intendants, de personnages
officiels avaient des salons où l'on se rappelait
l'étiquette de Versailles; mais, grandes récep-
tions à part, l'hospitalité était comme aujour-
d'hui générale. La pauvreté même, à en croire
le Père jésuite, se cachait sous un air d'aisance
parfaitement naturel, chacun jouissant du peu
qu'il possédait et souvent se vantant de ce qu'il
n'avait pas, au lieu que dans les colonies an-
glaises existait une réelle opulence dont per-
sonne ne semblait savoir profiter. Ceci se rap-
porte bien à ce que nous dit une personnalité
brillante de la société québecquoise, M. le juge
Routhier ^ : « Québec est encore la ville où
l'on prend la vie par le meilleur côté. On n'y
fait guère fortune, on n'y déploie ni faste, ni
luxe, mais on y vit bien, tranquillement, gaie-
ment, sagement. Le talent y est plus considéré
que l'argent, la position sociale y domine la
richesse. » L'amour exagéré de la politique,
ajoute-t-il cependant, est un défaut québec-
quois. — Cela ne pouvait manquer dans un
1. De Québec à Victoriaj par A. >B. Routhier; Québec, 1893*
l'éducation et la société au canada. 167
pays où il est sans cesse question de suffrage,
dont les citoyens sont appelés à voter quatre
ou cinq fois l'an. Et tous les jeunes gens qui
ont fait c( leurs classes » au séminaire, s'ils ne
deviennent pas prêtres, sont avocats ou notaires,
graine de députés. Sur la plupart des maisons
de Québec et bien souvent aussi à Montréal,
s'accroche un écriteau où vous lisez en lettres
peintes : « Un tel, avocat. » Ce qui vous donne
une idée formidable des procès dont tant de
monde peut vivre, procès hérités sans doute
d'un vieux fonds de chicane normande.
Parlons sérieusement, ce fut à de grands
avocats qui étaient en même temps de grands
patriotes, les Papineau, les LafontaSne, les Pa-
rent, les Morin et d'autres encoroç que le Ca-
nada dut les concessions arrachées une à une
au gouvernement anglais, après la terrible
période de conquête et de répression, pendant
la grande lutte parlementaire qui dura qua-
rante-cinq ans. En 1840, l'héritage des ancêtres
semblait condamné à périr; ces hommes, par
la seule force de la parole, obtinrent le réta-
blissement du français comme langue officielle,
la responsabilité du ministère devant les
Chambres, l'abolition de la tenure seigneuriale,
le gouvernement autonome pour ce qui con-
168 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
cerne les intérêts particuliers de la province de
Québec, les prérogatives enfin qui ont rendu
aux Canadiens leur part d'influence dans les
affaires du pays, influence dont l'élévation de
Wilfrid Laurier au rang de premier ministre
est l'important et significatif résultat. Dans ce
temps-là, il n'y avait qu'un parti étroitement
uni, celui des patriotes; malheureusement la
division s'y est glissée, c'est un péril pour
l'avenir. La tendance funeste des politiciens
d'aujourd'hui est de ramener sur le tapis une
de ces questions qui semblent définitivement
réglées, celle des écoles, écoles confessionnelles
et séparées. Ils sont là-dessus ombrageux à
l'excès. J'en ai eu la preuve chaque fois que le
hasard m'a mise en rapport avec ceux qu'on
nomme bleus ou castors. Tout prétexte leur est
bon pour lancer cette pomme de discorde : les
fameuses écoles du Manitoba ! Être libéral ou
conservateur cela signifie au Canada avoir pris
parti pour ou contre le compromis Laurier.
Laurier s'était engagé à défendre les écoles
catholiques et, voilà le grief, il a consenti à
une transaction I
— Vous n'allez pas accuser celui-là pourtant,
leur disais-je, lui, votre grand homme qui a
procuré aux Canadiens français l'avantage ines-
l'éducation et la société au canada. 169
péré de voir un des leurs monter au premier
rang et qui jette de si haut le poids de sa pa-
role dans les conseils de la puissance? Songez
à ce qu'il a déjà fait pour votre commerce, à
l'éclat dont il vous revêt devant l'Europe
entière.
— Sans doute, mais il avait promis de
défendre notre droit, qui est d'avoir des insti-
tuteurs à nous. C'est le seul moyen d'échapper
à l'anglification. Le nombre des protestants
augmente toujours dans le Manitoba; Ottawa
est anglais, Montréal le devient à moitié.
Notre conscience ne nous permet pas d'en-
voyer nos enfants à des maîtres qui... Tenez,
pour vous donner une idée du mauvais ensei-
gnement des écoles dites nationales, pendant
des siècles, n'est-ce pas ? il a été admis sans
conteste que le Canada avait été découvert par
Cartier ? Eh bien ! on veut maintenant que ce
soit Sébastien Cabot ; et on fait de Cabot un
Anglais, sous prétexte qu'il est né à Bristol...,
ce qui' n'est pas exact !
— Au fond, vous êtes donc hostiles à la
domination anglaise ?
— Nous n'avons garde I Le Canada est rede-
vable à l'Angleterre de progrès qui eussent été
impossibles sous le régime français avec ses
10
ITO NOUVELLE-fRANCE ET N 0 U VELLE- ANGLETERR E.
gouverneurs, ses intendants, tout cet excès
d'administration qui arrêtait l'élan person-
nel. Mais cela n'empêche pas que les écoles...
Si un libéral se mêle à la conversation, il
prouve qu'on ne peut pourtant pas, dans les
villages lointains de l'Ouest, fonder une école
catholique spéciale pour un groupe infime
d'enfants ; leur curé est autorisé d'ailleurs à
les instruire dans l'école même *. — Et la dis-
cussion éclate, s'envenime jusqu'au moment où
les deux adversaires tombent d'accord sur ce
point que le Canada arrivera tôt ou tard à
posséder sa complète autonomie, en vertu des
facilités que l'Angleterre accorde avec une
admirable sagesse à ses colonies pour marcher
sans lisières en se passant d'elle.
1 . Le premier ministre du Dominion et le clergé catholique
paraissent être arrivés depuis peu à une entente sur cette
question épineuse et tant débattue. Il faut espérer que l'inter-
vention du Souverain Pontife, le grand pacificateur de notre
siècle, aura été une fois de plus efïicace.
Il
J'ai dit que l'instruction de toutes les classes;
de la société en Canada français avait été
depuis l'origine et qu'elle est encore exclusive-
ment entre les mains du clergé. Les premiers
éducateurs furent les jésuites, dont le collège
fondé en 1633, avant môme l'université de
Harvard, ce berceau de la science aux États-
Unis, eût mérité de rester debout, ne fût-ce
qu'à titre de monument historique. Il a été
démoli cependant, après sa transformation en
caserne par les Anglais, et on ne peut plus
que deviner la place qu'il occupait en face de
la basilique. Les deux séminaires de Québec
et de Montréal héritent de son importance
passée. L'un et l'autre ont pour annexe une
172 NOUVELLE-FRANCK ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
Université coniprcnanl, outre la faculté de
théologie, la faculté de droit, celle de méde-
cine et celle des arts (sciences et lettres réunies).
Dans les deux villes cette université porte le
môme nom, Université Laval, comme s'il n'y
avait jamais eu de guerre entre le premier
évoque, ami des jésuites, et les sulpiciens re-
présentés par l'abbé de Quélus. Un instant,
selon l'expression de monseigneur de Laval, on
faillit voir se dresser autel contre autel, mais
plus de deux siècles ont passé sur la querelle,
la réconciliation s'est faite du vivant même
des adversaires ; il ne reste des deux côtés que
de fervents catholiques, des conservateurs
résolus de la langue française, dont les efforts
réunis tendent à ne pas se laisser distancer
par la redoutable rivale anglaise, cette Univer-
sité Mac Gill de Montréal, si florissante, si
richement dotée, si magnifiquement pourvue
d'engins scientifiques et de laboratoires, si fer-
mement appuyée sur des professeurs de [pre-
mier ordre. Son voisinage ne peut être qu'un
stimulant précieux comme l'est celui de toutes
les institutions britanniques, armées du puis-
sant levier qui manque aux œuvres françaises :
l'argent. Mais les sulpiciens sont toujours
seigneurs de Montréal derrière les tours et les
i
l'éducation et la société au canada. 173
murailles de leur vénérable séminaire. On sait
que la ville naissante, l'île entière * leur fut
donnée en toute propriété lorsque se retira la
compagnie dont Maisonneuve avait été le chef.
Ils régnent donc, de par la mémoire des ser-
vices rendus pendant plus de deux cents ans
dans la Nouvelle-France et du dévouement
qu'ils montrèrent en particulier aux malheu-
reux Acadiens dont la dispersion forcée reste
l'un des événements les plus pathétiques de
notre histoire coloniale. Mais je ne puis guère
parler de l'Université Laval de Montréal, que
j'ai entrevue un soir seulement, alors que cer-
taine conférence sur Bossuet réunissait une
nombreuse et enthousiaste assemblée, si pure-
ment, si merveilleusement française, dans la
salle la plus belle, la mieux décorée, la plus
sonore, la plus vibrante de sympathie où ait
jamais triomphé un orateur.
Je connais mieux le séminaire de Québec. Il
y a là, au nord de la basilique, dans le majes-
tueux isolement créé par de vastes cours, un
groupe considérable de bâtiments précédés de
porches et de grilles dont la physionomie est
1. Montréal est situé dans une île triangulaire formée par
l'Ottawa, qui se divise en deux branches avant de se jeter dans
le Saint-Laurent.
10
174 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
du XYii*" siècle, encore qu'ils aient été recons-
truits au xviii% après les inévitables incendies.
C'est là que monseigneur de Laval forma les
prêtres nombreux qu'il répandait ensuite dans
les paroisses de son diocèse, prêtres amovibles
à son gré et soumis en outre à la conduite du
supérieur de ce séminaire qui était affdié aux
Missions étrangères. La loi des jésuites, dont le
but est de réduire l'homme à l'état d'instru-
ment entre les mains d'un directeur suprême,
était pratiquée par le premier évêque du Canada
envers son clergé. Dans la très curieuse biblio-
thèque de ce qui est aujourd'hui le palais
archiépiscopal, on voit le résultat, heureux en
somme, de ses exigences. Chaque curé devait
lui envoyer régulièrement tous les mois les
registres de sa paroisse avec renseignements et
détails à l'appui. Cette obligation, maintenue
jusqu'à nos jours, a produit de précieuses
archives historiques. Les registres, titres et
documents que recèle cette bibliothèque de
cent vingt mille volumes relatifs en grande
partie au Canada, la copieuse correspondance
de Rome, des communautés religieuses, des
séminaires, des paroisses, celle des mission-
naires dispersés sur le vaste territoire français
qui s'étendait autrefois du golfe Saint-Laurent
l'éducation et la société au canada. 175
à la Louisiane, tout cela remplit une salle que
fera bien d'explorer avec soin quiconque se
proposera enfin d'écrire sar notre grande colo-
nie de la Nouvelle-France.
Les explications d'un jeune prêtre de l'es-
prit le plus distingué, M. C.-O. Gagnon,
m'ont permis de garder de ces trésors autre
chose qu'un souvenir confus; mais j'avoue que
ce qui m'intéressa surtout fut l'œuvre de pa-
tience et d'amour accomplie au profit des sau-
vages par ceux qui s'efforçaient, qui s'etTorcent
encore de les évangéliser dans leur langue. Il
y a là une longue suite de traductions des
livres saints, de prières, de cantiques auxquels
sont attachés des noms bien souvent répétés
à Tadoussac, sur le Saguenay et sur la rive
Nord du Saint-Laurent : le Père Faber, le
Père de Grépieul, le Père Maurice, le Père
Goquart, etc. Sur ces manuscrits jaunis, aux
couvertures grossières de toile ou d'écorce,
souvent grignotées par les rats, sur ces pages
qu'ont battues des intempéries de toute sorte,
et d'où s'exhale la parole de Dieu, mise à la
portée des différentes nations indiennes,courent,
alternativement avec des dessins et des signes
hiéroglyphiques, ces écritures d'autrefois, ser-
rées, fermes, très personnelles. Un catéchisme
176 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
du Père Laurc me fait sourire. Je me demande
s'il pouvait écrire en montagnais plus naïve-
ment encore qu'en français, cette phrase étant
de lui, à propos de la première messe qu'il cé-
lébra dans la chapelle neuve de Ghicoutimi :
« La croix du clocher nouveau a été saluée de
trente trois martres, par tous les sauvages
charmés du coq. »
Une physionomie bien expressive est celle de
monseigneur de Laval, dans la galerie où se
trouvent réunis les portraits des évoques de
Québec, mal peints pour la plupart, mais
possédant du moins cette qualité que ne peu-
vent pas toujours revendiquer les véritables
œuvres d'art, la plus impitoyable ressemblance.
L'esprit de domination qui s'alliait chez lui à
d'ascétiques vertus éclate dans cet œil saillant,
sur ce vaste front où sont marquées une vigou-
reuse intelligence et une énergie invincible. Il
appartient à la maison de Montmorency et a
toute la mine d'un grand seigneur. Le nez
énorme se recourbe sur une bouche qui veut
et qui ordonne. Type d'homme d'État autant
que de prêtre. Sa charité, les macérations qu'il
s'imposait, tous les détails de sa conduite pri-
vée sont d'un saint; les pièces relatives à sa
canonisation ont même été présentées à Rome ;
l'éducation et la société au canada. 177
mais, avant que soit instruit le procès, on peut
dire que, lorsqu'il s'agissait d'affirmer son au-
torité, de tenir tête au gouverneur, de faire
prévaloir les jésuites, d'abaisser les récollets ou
de défendre les droits de son séminaire, mon-
seigneur de Laval ne péchait pas par excès de
douceur. Il poursuivait sans relâche un but de
centralisation qui se trouvait d'accord avec les
désirs du roi. L'instruction publique fut aussi
l'un des grands intérêts de sa vie. Non content
de former des prêtres, il fonda sur ses terres
pour les colons de condition modeste une sorte
de ferme-école où les éléments de l'instruction
primaire étaient donnés à chaque élève avec
des connaissances agricoles et l'initiation à di-
vers métiers. C'était là en effet l'essentiel pour
la majorité des Canadiens, et on peut regretter
que cette première école industrielle de Saint-
Joachim n'ait pas jeté de profondes racines. Elle
était d'autant plus indispensable, au moment de
sa création, que les garçons du peuple n'avaient
aucun moyen de s'instruire hors des villes.
Les jeunes filles de la même classe furent
beaucoup mieux partagées, grâce à l'admirable
congrégation de Notre-Dame, fondée par Mar-
guerite Bourgeoys. On assure qu'en arrivant à
Montréal avec mademoiselle Mance, elle ne possé-
178 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
dait que dix francs, mais de nombreuses protec-
tions s'étendirent sur son œuvre humblement
commencée dans une étable. Aujourd'hui et
depuis longtemps, le grain de sénevé est devenu
arbre; les sœurs de la Congrégation n'ont pas
moins de vingt-cinq mille élèves dans leurs écoles
de divers degrés qui couvrent littéralement le
Canada.
N'y a-t-il pas lieu de répéter que les femmes
contribuèrent pour une part presque incalcu-
lable à la formation de la Nouvelle- France? C'est
la marquise de Guercheville, la même Antoi-
nette de Pons dont la vertu avait eu raison des
galantes entreprises de Henri IV, qui envoie les
premiers jésuites en Acadie (1611); c'est la
duchesse d'Aiguillon que nous avons vue fonder
l'Hôtel-Dieu de Québec, enrichi ensuite par ma-
dame d'Ailleboust; c'est madame de la Peltrie
qui crée le premier couvent de filles; c'est
madame de Bullion, la bienfaitrice inconnue,
comme on l'appelait, qui aide à l'établissement
de cette colonie de Montréal dont on peut bien
appeler mademoiselle Mance et la bonne Margue-
rite Bourgeoys les mères, sans parler de madame
d'Youville, de madame Roy et de tant d'autres
qui apportèrent leur pierre à l'édifice, se char-
geant, celles-ci des fdles perdues, celles-là des
l'éducation et la société au canada, ild
vieillards et des enfants trouvés. Cette œuvre de
patriotisme, d'éducation et de charité accom-
plie sous des influences religieuses, dans un
temps qui n'était pas celui des revendications
féministes, sera difficilement surpassée, en
quelque lieu que ce soit, par la femme-homme
dont nous menace l'avenir et, si l'on tient à ce
type-là, il y eut en outre au Canada des guer-
rières qui ne le cèdent à aucune. Mademoiselle
Magdeleine de Verchères, à l'âge de quatorze
ans, défendit un fort contre les Iroquois.
Verchères est situé sur le Saint-Laurent, entre
Montréal et Québec. Le 22 octobre 1690, le
seigneur étant de service en ville, sa femme
absente aussi et presque tous les autres habi-
tants en train de travailler aux champs, il ne
restait dans la place que deux soldats, deux
jeunes garçons, un vieillard, des femmes et des
enfants. Magdeleine, sortie avec un serviteur,
se vit poursuivie par une cinquantaine de sau-
vages; elle courut vers le fort sous la grêle de
balles qui, raconte-t-elle naïvement dans son
rapport, écrit plus tard à la demande du gou-
verneur, M. de Beauharnais, « me sifflaient aux
oreilles et me faisaient trouver le temps long » .
Elle réussit à atteindre le fort, y entre, fait
fermer toutes les portes et rétablir les palis^
1^0 NOUVELLE-FRANCE ET NO U VËLLË- ANGLETERRE.
sades délabrées, puis elle reproche énergique -
ment leur lâcheté aux deux soldats qui se
cachaient et dit à ses deux frères : « Défendons-
nous jusqu'à la mort. »
Ces enfants, de dix à douze ans, et les deux
mauvais soldats à qui la jeune fdle avait com-
muniqué son courage, se mirent à tirer par les
meurtrières, se multipliant sur différents points,
tant et si bien que les Iroquois ne soupçon-
nèrent pas la faiblesse de la garnison. Ils s'en
tinrent à massacrer les malheureux qui travail-
laient dehors. Sur ces entrefaites une barque
toucha au rivage; c'était un colon et sa famille
qui venaient se mettre à l'abri des remparts;
nul n'osait aller à leur rencontre : — « J'irai
donc seule », déclara Magdeleine. — Les Iro-
quois, qui n'étaient pas loin, la virent franchir
le porche; ils crurent que c'était une ruse pour
les attirer et tenter contre eux une sortie. Sa
hardiesse sauva tout. Le hasard lui ayant ainsi
envoyé quelques bras de plus, elle fit passer
dans le blockhaus, qui se rattachait au fort par
un chemin couvert, la partie inutile de la gar-
nison. La nuit, en dépit du vent et de la neige,
les cris de : « Tout va bien I » furent échangés
sans relâche entre le fort et le blockhaus, indi-
quant que l'on faisait bonne garde*
l'éducation et la société au canada. 181
Une semaine se passa sur le qui- vive, l'en-
nemi rôdant sans se décider à l'attaque. A la
fin arriva un lieutenant de M. de Callières,
le gouverneur, avec quarante hommes. Lors-
qu'ils furent signalés, Magdeleine, épuisée par
les veilles, se reposait, le front sur une table,
son fusil dans les bras. Elle dit au lieutenant:
— Monsieur, je vous rends les armes.
Il répondit galamment :
— Elles sont en bonnes mains, mademoiselle.
Et, de fait, quand il eut inspecté le fort, il
trouva tout en ordre, une sentinelle sur chaque
bastion.
Mademoiselle de Verchères, qui devint depuis
madame de la Naudière, puis madame de la
Perrade, n'était pas la première de sa famille
qui se fût signalée ainsi, sa mère ayant aupa-
ravant tenu tête aux sauvages quarante- huit
heures de suite. Et, au siège de Louisbourg
(1758), ne vit-on pas madame de Drucour,
femme du commandant de la place, demeurer
sur le rempart et tirer elle-même le canon, pour
donner l'exemple?
Pendant la période lamentable de 1682 à
1689, qui se termina par « l'année du mas-
sacre », l'horrible massacre de Lachine, où les
cruautés diaboliques des Iroquois se déchaî-
11
182 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
nèrent; où deux cents personnes périrent brû-
lées vives; où, jusqu'aux portes de Montréal, les
paroisses furent ravagées, les enfants mêmes
égorgés avec des raifmements de férocité inouïe,
pendant cette période d'indicible misère, les
filles des plus nobles familles aidaient leurs
parents ruinés à couper le blé, à conduire la
charrue. Il faut remarquer combien les femmes
de ce temps-là savaient s'élever à la hauteur
des circonstances. Ce n'était pas particulier
d'ailleurs au Canada, mais aux colonies de
l'Amérique du Nord en général.
J'ai parlé, je crois, quelque part, des fres-
ques du Woman's building à l'Exposition de
Chicago, qui montraient les fdles des Pèlerins,
récemment débarquées, aux prises avec de
rudes et grossières besognes, tout en chantant
des psaumes et en faisant lire la Bible aux
enfants. Les Ursulines ont dans leur cloître
l'équivalent de cette composition, un tableau
ancien qui représente la forêt. Au milieu de
nombreux personnages secondaires, gentils-
hommes en habit à la française, missionnaires,
sauvages et sauvagesses, madame de la Peltrie
est en conciliabule avec un chef indien, tandis
qu'une femme au visage énergique, la mère
Marie de l'Incarnation, explique non pas la
l'éducation et la société au canada. 183
Bible, mais le catéchisme aux petites néo-
phytes , sous le grand frêne resté debout
jusqu'en 1867. Cette foret, à peine défrichée,
n'est autre que l'emplacement actuel du
monastère des Ursulines. Parmi les bâtiments
qui le composent, séparés par de grandes
cours et de vastes jardins, figure encore la
maison de madame de la Peltrie.
La communauté naissante y chercha refuge
vers 1650, après un de ces incendies terribles
qui jouent dans l'histoire de Québec un rôle
si fréquent que la ville semble renaître presque
périodiquement de ses cendres. A quoi donc
les attribuer ? A l'agglomération des maisons,
aux piles énormes de bois de chauffage dres-
sées alentour, aux grands feux rendus néces-
saires par un climat glacial. Une fois allumés,
ils ne s'éteignaient guère que d'eux-mêmes,
vu l'absence de pompes, la colonie n'étant pas
assez riche pour s'en procurer. Les débris de
la tribu des Hurons, qui groupaient leurs tentes
à l'ombre protectrice des deux monastères
voisins, l'Hôtel-Dieu et les Ursulines, vinrent
alors trouver ces dernières si cruellement
éprouvées, leur apportant deux colliers de
grains de porcelaine qui représentaient pour
eux tous les biens de ce monde puisqu'ils ne
184 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
possédaient plus autre chose, leur offrant ces
trésors chimériques afin d'obtenir que les filles
de la prière continuassent quand même à
instruire les petites Huronnes. Et en effet les
bonnes Ursulines se dévouèrent, malgré toutes
les vicissitudes, tant aux petites Huronnes
qu'aux petites Françaises. Plus tard, quand
les indigènes se furent éloignés des centres de
civilisation, le séminaire sauvage, comme on
l'appelait, se ferma, mais le pensionnat français
ne fit que grandir. Les religieuses, au moment
de la conquête anglaise, crurent à tort que
leur importance allait décroître. Le gouverne-
ment britannique les combla d'égards et de
respects. Quelques Anglaises entrèrent bientôt
dans l'ordre et, pour répondre aux besoins nou-
veaux de la société canadienne, les Ursulines
placèrent sur le même pied l'enseignement des
deux langues. Depuis lors (1836), on afflue de
tous côtés dans ce vieux couvent, l'institution
scolaire la plus ancienne du continent améri
cain.
Planté dans une partie très élevée de la
ville, il se recommande par ses conditions de
salubrité. Douze corps de logis environnent
l'église conventuelle : les uns sont attribués à;
la communauté, au noviciat, au grand et petitj
L EDUCATION ET LA SOCIETE AU CANADA lOO
pensionnat, à l'externat, à l'école normale des
jeunes filles ; les autres renferment l'infirmerie,
les parloirs, les salles de musique. J'ai le sen-
timent d'aborder une institution puissante,
presque royale, lorsque, pénétrant dans le
parloir des religieuses, je vois derrière la
grille un groupe officiel composé de la supé-
rieure et de plusieurs mères. Au milieu de ces
Françaises, je reconnais, à la différence du
type, une figure de Boston, celle de la Mère
Holmes, sœur du vénérable abbé Holmes qui,
par son savoir et ses dons généreux, rendit
tant de services au séminaire. C'est avec elle
qu'après les premiers compliments j'engage la
conversation, lui parlant de son pays dont
j'arrive. Je lui demande si elle est parente du
célèbre écrivain, le docteur Wendell Holmes,
récemment décédé, et que j'ai eu le privilège
de connaître. Elle me répond finement : « Pas
assez peut-être pour pouvoir m'en vanter »,
puis elle me parle de lui, de ses ouvrages, de
sa correspondance publiée depuis peu, le tout
avec une évidente connaissance du monde.
La supérieure est plus réservée sur son
terrain. Je découvre cependant que les Ursu-
lines occupent une forteresse imprenable : les
diplômes sont décernés par le couvent même,
18f) NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
sans contrôle d'aucune sorte ^ Elles donnent à
leurs élèves, autant que je puis m'en rendre
compte, une instruction qui est l'équivalent
de celle qu'on reçoit à Paris, au Sacré-Cœur
ou aux Oiseaux. Pour les fdles qui ont à
gagner leur vie existe l'enseignement de la
sténographie, de la clavigraphie, du télégraphe ;
mais l'instruction proprement dite est surtout
littéraire. Une société, placée sous l'invocation
de sainte Ursule, compte vingt académiciennes ;
le nombre des agrégées et aspirantes n'est pas
limité, et à dates fixes une séance académique
a lieu dans la grande salle de réception ; des
croix de Malte, des décorations d'honneur sont
conférées aux membres de cette association,
sans préjudice, bien entendu, de la distribu-
tion des prix et des brevets à la fin de l'année
scolaire. Celle-ci commence le 1^^ septembre et
se termine vers la fin de juin.
Dans tous les couvents canadiens, le travail
manuel est tenu en estime ; il y a des classes spé-
ciales où les élèves font non seulement des bro-
deries et autres ouvrages de luxe, mais du linge
et des robes ; elles reçoivent des leçons d'écono-
mie pratique, obligées à de certains nettoyages,
1. Il en est ainsi dans tous les couvents et séminaires du
Canada.
l'éducation et la société au CANADA, 187
conduites par groupe, à la cuisine, etc. L'essen-
tiel pour les Ursulines est de former des chré-
tiennes, des femmes d'intérieur et des femmes
du monde dans la meilleure acception du mot,
capables de s'acquitter dignement, comme on
disait jadis, des devoirs de leur état. Elles y
parviennent à souhait ; j'en ai jugé par leurs
élèves rencontrées de côté et d'autre.
Les Ursulines de Québec et le magnifique
couvent de Villa-Maria, de la Congrégation de
Notre-Dame, qui occupe, près de Montréal,
Monklands, l'ancienne résidence du gouverneur
général, sont les deux pensionnats aristocra-
tiques du Canada; ils admettent des élèves
protestantes, dont un bon nombre vient des
États-Unis, pour apprendre la langue sans
doute, la conversation en français étant obliga-
toire, mais aussi peut-être pour s'y plier à ces
habitudes de discipline que certaines familles
préfèrent encore à des talents virils. Il va sans
dire que le niveau des études est au-dessous de
celui de la moindre université américaine, mais
il atteint celui des meilleurs couvents d'Europe,
et l'h^^giène y est peut-être plus qu'en Europe
un sujet de préoccupation. Villa-Maria, par
exemple, n'a rien à envier aux collèges les
mieux situés. Sous les arbres superbes d'un
188 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
parc qui couvre la montagne, les jeunes filles
peuvent faire de longues promenades ; elles ont
un petit lac pour y ramer, et tous les engins
de gymnastique et de sport, — sauf, jusqu'ici,
la bicyclette.
Un autre couvent, bâti en pleine campagne,
à la même distance de Québec que Villa-Maria
de Montréal, c'est Sillory, dirigé par les reli-
gieuses de Jésus-Marie. Leur mode d'enseigne-
ment me semble assez particulier. Les matières
sont divisées par cours, et tous les cours
indépendants les uns. des autres, afin de per-
mettre aux élèves d'avancer chacune suivant
ses aptitudes naturelles. Ainsi une élève qui a
des dispositions pour la littérature n'est pas
empêchée de progresser en cette branche parce
que son ignorance la retient dans un cours
inférieur d'arithmétique ; mais aucune élève
ne passe d'un cours à un autre sans y être
devenue suffisamment forte. Une grande fille
peut demeurer avec les plus petites sur tel ou
tel point, tandis que pour le reste elle est
presque arrivée à la fin de ses huit années
d'études. Cela suppose un nombre restreint
d'élèves et beaucoup de professeurs.
« Notre mode d'enseignement, m'expliquent
ces dames, est le mode concentrique. Il fait
l'éducation et la société au canada. 189
converger vers un but unique, qui est la
connaissance de la langue, toutes les différentes
matières, objets de cours particuliers ; de sorte
que chacun de ces cours devient un cours de
langue : explication approfondie de tous les
mots employés avec leurs sens différents. Par
ce moyen, le cours de langue proprement dit
est à son tour l'occasion d'une foule de connais-
sances scientifiques, sociales et morales. Un
mot, dans une dictée ou dans une lecture
raisonnée, donnera lieu à une petite leçon de
philosophie ou d'histoire naturelle, ou d'his-
toire politique, à des notions de chimie, de
l>hysique et de bienséance, etc., et souvent à
l'étude de tous ces points à la fois par l'asso-
ciation des idées qui trouve naturellement s'a
place dans ce genre d'enseignement à mesure
que le vocabulaire de l'enfant s'augmente en
produisant l'équilibre de ses facultés. »
Cette préoccupation de l'étude de la langue
primant toutes les autres s'explique lorsqu'on
a constaté la confusion que le proche voisinage
de l'anglais et du français produit souvent.
Combien de gens du monde disent par exemple,
même sans savoir l'anglais, se donner du trouble
pour de la peine, marier quelqu^un pour épouser,
adresser une assemblée, n'être pas opposé^ pour
11.
190 NOUVELLE-FRANCE ET N OU VELLE- ANGLETERRE.
s'adresser à une assemblée, ne pas rencontrer
d'opposition ! Il est remarquable que les plus
attentifs évitent, afin de ne pas tomber dans ce
travers, tous les anglicismes qui ont cours chez
nous ; beaucoup d'entre eux ne veulent même
pas de wagon ni de rail, ils préfèrent char
et lisse. Peut-être y a-t-il là un autre genre
de protestation. Pour ne pas accepter d'être
traitées de streets, les rues de Québec s'an-
noncent par un seul mot : Palais, Parloir,
Sous-le-Port, Fabrique, etc.
Les religieuses de Sillery sont ardentes entre
toutes à défendre l'intégrité du français. Elles
pensent, en outre, développer le jugement de
leurs élèves par la critique que celles-ci sont
invitées à faire des compositions les unes des
autres dans des réunions spéciales.
Il est impossible d'avoir plus d'aisance gra-
cieuse et modeste que n'en montrent les pen-
sionnaires qui me sont présentées en masse
dans la grande salle du premier étage, dont
une estrade occupe le fond. Je devrais dire
plutôt un théâtre, car cette jeunesse est posée
devant un décor qui représente le château de
Ghillon. Je suis accueillie par des chants, des
compliments, des révérences, des bouquets,
une gentillesse sans mélange de timidité. Cette
I
l'éducation et la société au canada. 191
grande famille de jeunes fdles, aux ceintures
de diverses couleurs, toutes fraîches et bien
portantes, reçoit assurément l'éducation la plus
saine qui puisse être donnée à des mères de
famille futures. Rien ici, pas plus qu'à Villa-
Maria, quoique l'élégance et la recherche soient
poussées moins loin, ne suggère l'idée d'une
prison, ni même d'un cloître ; c'est une admi-
rable maison de campagne dont les fenêtres
ouvrent sur de beaux horizons ; on ne peut
pas, comme à Villa-Maria, décidément améri-
canisée, avoir des chambres particulières, mais
les dortoirs si blancs ont des lits séparés par
des rideaux qui forment un cabinet de toilette;
les classes sont organisées d'après les systèmes
les plus hygiéniques, le réfectoire communique
avec une jolie serre remplie de fleurs, véritable
jardin d'hiver. Je suis conduite à travers le
parc par de charmantes personnes, non pas
muettes et un peu gauches, mais prêtes à
causer, s'intéressant à tout. Je crois que la
présence du digne chapelain, qui s'occupe
d'elles comme un vieillard bienveillant et
lettré, sait s'occuper des jeunes intelligences, en
les élevant par de paternelles conversations,
favorise beaucoup leurs progrès.
Ce qui m'a extrêmement intéressée dans tous
192 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
les couvents que j'ai visités à Québec, c'est le
contraste des doubles classes faites en anglais
et en français par les religieuses des deux na-
tions. L'enseignement est le même, mais entre
les professeurs comme entre les élèves, il y a
des différences aussi marquées dans les qualités
de l'esprit que dans le type extérieur : je ne
sais quoi de plus raide et de plus décidé à la
fois chez les Anglaises, une prédilection pour
les sciences, les sciences naturelles surtout;
qualités de style plutôt chez les Françaises.
Je me rappelle avoir entendu à l'académie
des Sœurs Grises la lecture d'une série d'im-
provisations dont quelques-unes me frappèrent.
Ce ne fut pas seulement, je dois le dire, par la
forme, ce fut d'abord par le fond. Six fois sur
dix au moins s'y trahissaient des aspirations
vers la vie religieuse. J'en fis la réflexion :
— Cela s'évapore souvent en paroles, me
dirent les Sœurs.
Mais elles convinrent que souvent aussi cet
idéal se réalisait. Je n'en fus pas surprise.
Vocation à part, ces enfants, très patriotes,
sont averties des besoins de leur pays ; elles
voient le bien qui se fait autour d'elles, la
beauté de la vie de leurs maîtresses, le respect
dont elles sont l'objet ; elles sentent, pour peu
l'éducation et la société au canada. 193
qu'elles aient le goût de la pédagogie, qu'il n'y
a pas d'autre voie à suivre. La carrière des
institutrices laïques, si misérablement payées,
confondues dans l'opinion publique, eussent-
elles des diplômes, avec les médiocrités non
brevetées, ne peut être comparée sous aucun
rapport à la haute mission des religieuses ensei-
gnantes. Celles-ci sont seules à jouir d'une li-
berté réelle, celle que vous assure l'absence des
soucis infimes de chaque jour. Toute jeune fille
possédant un grain d'enthousiasme doit être
tentée par leur exemple et, comme les parents
ne font, règle générale, aucune opposition, il y
a beaucoup de prises de voile, ce qui n'em-
pêche pas le nombre imposant des mariages ;
les plantureuses familles canadiennes peuvent
suffire à tout.
Mais tant de paroisses surgissent et se dissé-
minent sur ces immenses territoires à mesure
que les chemins nouvellement ouverts permet-
tent de pousser toujours plus loin, tant d'insti-
tuteurs et d'institutrices sont demandés, que
les écoles normales ont aussi leur utilité très
grande. Il n'y en a que deux pour les filles
dans toute la province de Québec, qui comprend
1 488 535 habitants : une à Montréal, pour
les élèves protestantes; une à Québec, pour
194 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VEL LE- ANGLETERRE.
les élèves catholiques. J'ai visité en détail
l'Ecole normale Laval, après m'être, grâce à la
courtoisie du surintendant de l'Instruction pu-
blique, M, Boucher de la Bruère, mise au cou-
rant de la loi scolaire de la province et avoir
pris connaissance des rapports annuels. Il fau-
drait, pour traiter ce sujet, une étude à part,
qui sera faite, j'espère, par des juges plus
compétents que moi.
Quoi qu'il puisse manquer encore à l'orga-
nisation des écoles, organisation qui ne date
que de 1849 et qui lutte contre des difficultés
dont l'ancien monde ne peut soupçonner l'éten-
due, les statistiques indiquent un progrès con-
stant de l'instruction, le nombre des munici-
palités scolaires augmentant graduellement avec
la colonisation des terres. En moyenne, soixante
et onze enfants sur cent vont à l'école primaire.
Le nombre des instituteurs et institutrices non
brevetés diminue à mesure. En 1893-94 il était
de mille quatre-vingts; en 1896, il est descendu
à six cent quatre-vingt-six, et, dans cette même
année les anciens élèves de l'École Laval ont
procuré les bienfaits de l'instruction à quatorze
mille enfants. Ce que je dirai, pour l'avoir vu,
c'est que rien ne peut surpasser le zèle intelli-
gent de M. l'abbé Rouleau, principal de l'école.
l'éducation et la société au canada. 195
admirablement secondé par des professeurs
excellents. Je ne cite que le professeur d'écri-
ture, M. Ahern, inventeur d'une méthode des
plus ingénieuses, et le professeur de dessin,
M. Lefèvre, parce que leurs travaux sont, plus
que d'autres, abordables dans une rapide
visite. M. Lefèvre est arrivé à vaincre l'indif-
férence que les Canadiens témoignaient pour
un art inutile à leur gré, en prouvant qu'il est
au contraire « la base de tout travail manuel,
et indispensable à l'agriculteur obligé bien
souvent d'être son propre architecte, son propre
menuisier, son propre arpenteur ». Il a main-
tenant de très bons élèves, qu'il fait profiter
(le l'expérience acquise dans une étude compa-
rative des différents systèmes européens, une
mission spéciale l'ayant conduit en Belgique,
en Hollande, en Prusse, etc. La France surtout
lui a fourni des exemples et il les applique
avec un succès qui a été reconnu à l'Exposition
de Chicago.
J'avoue que quelques-uns des apprentis insti-
tuteurs m'ont paru un peu lourds et timides;
les enfants de l'école annexe auxquels ils fai-
saient la classe semblaient plus éveillés qu'eux-
mêmes; mais la conscience et la bonne volonté
existent, il est facile de s'en rendre compte.
196 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
chez ces braves jeunes gens, et ce qu'on me dit
de leur valeur morale suffit pour inspirer con-
fiance. Après tout, ce n'est pas de l'éclat et du
brio qu'on leur demande, il s'agit de donner
les clartés indispensables à une population très
simple, très pieuse, très indifférente aux inno-
vations de tous genres. La détourner de l'agri-
culture serait antinational; le comité catho-
lique tient à ce que des cours aussi complets
que possible, des manuels préparés avec soin,
développent de plus en plus chez le Canadien
l'amour de la terre.
Soixante-quinze diplômés, en moyenne, sor-
tent chaque année de l'école. La préparation
au brevet d'école primaire dure un an ; d'école
modèle, deux ans; d'école académique, trois
ans. Les jeunes filles ont les mêmes professeurs
que les garçons; elles enseignent à une école
annexe fréquentée par plus de cent soixante en-
fants, sous la direction du principal et des révé-
rendes Dames Ursulines qui répondent d'elles
moralement. Elles aussi ont pris le goût d'un
certain genre de dessin ; le temps que les garçons
donnent aux figures géométriques, elles le con-
sacrent à tracer des patrons pour la coupe des
vêtements. Cette partie de leurs études est
môme ce qui a donné lieu, durant la visite que
l'éducation et la société au canada. 197
je leur ai faite, à une petite scène amusante.
J'ai dit que le local qu'elles habitent était con-
pris dans le couvent; les Ursulines ont l'École
normale sous leur aile. Après s'être distinguées
en arithmétique, après avoir lu presque sans
accent normand quelques pages de Louis Veuil-
lot et m'avoir prouvé que l'histoire nationale
ne leur était point étrangère, les futures insti-
tutrices passèrent à des exercices plus prati-
ques. Deux d'entre elles montèrent sur l'estrade
surmontée d'un tableau noir, l'une prenant
des mesures, marquées sur le tableau, et
l'autre jouant le rôle passif de mannequin;
les chiffres étaient jetés tout haut : tour de
taille, tour de poitrine, largeur d'épaules, etc.,
comme si l'on eût été chez la couturière. De
graves ecclésiastiques cependant assistaient à
cette démonstration et, au fond de la chambre,
derrière une grille, la religieuse de garde allait
et venait.
Sur la liste des élèves de l'École normale, je
remarquai pour la première fois la préciosité
de beaucoup de noms de baptême canadiens :
Exilia, Lélia, Lumina, Malvina, Palmyre, Atala,
Azilda. Les hommes de la même classe se
nomment Zozime, Évariste, Abdon, Télesphore,
Zéphyrin, et ceci encore est français du vieux
498 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
temps. Je songe à deux de mes petits cama-
rades, au village de l'Orléanais où je demeurais
enfant : ils portaient des sabots, lui une blouse
bleue et elle un bonnet rond, mais ils s'appe-
laient Alcidc et Lasthénie.
ni
Jamais je n'ai vu l'institulrice laïque exercer
ses fonctions au Canada même, mais ailleurs,
elle m'a très fort intéressée. C'était en Nouvelle-
Angleterre; j'y habitai quelque temps, chez
une amie, le plus exquisement puritain des
villages du Maine. Dans ce village, où les
signes d'idolâtrie papiste doivent être en hor-
reur, s'ouvre cependant, à l'usage de quelques
Irlandais, une pauvre petite église catholique,
régie par un pasteur irlandais lui-même. On
m'avait dit que cette population catholique
était fort peu nombreuse: je fus donc étonnée,
le dimanche, de trouver l'église pleine. Ma
surprise fut plus grande encore quand le prêtre,
après avoir prêché en anglais, recommença son
200 NOUVELLE-FRANCE ET NOU V ELLE- ANGLETERRE.
sermon en français. Je me demandai si c'était
par courtoisie pour moi, car j'étais bien
sûre d'être la seule Française du village, mais,
regardant alentour, je découvris beaucoup de
grands gars aux larges épaules, bien plantés
sur leurs jambes, qui ne ressemblaient ni de
traits, ni de carnation, aux citoyens de l'endroit.
C'étaient des Canadiens revenus en ces parages,
qu'autrefois ils ravagèrent si souvent, revenus,
dis-je, avec des intentions pacifiques désor-
mais, pour travailler à la terre. Ils gagnent
ainsi de l'argent, qui leur profite peu, car
ils le dépensent à mesure ; on les voit
rentrer au pays avec de beaux habits, une
montre dans le gousset; au fond, ils feraient
mieux de rester chez eux à défricher le sol ni>
tal, mais la passion du voyage, du déplacement,
de l'aventure, et je ne sais quel atavisme, les
emportent. Le prêtre, toujours missionnaire, de
même qu'il accompagnait leurs aïeux au com-
bat, les suit volontiers aujourd'hui dans ces
pacifiques expéditions, à moins qu'ils ne soient
sûrs, comme dans le cas actuel, de trouver un
curé parlant français.
Ils n'avaient emmené à S.-B. que la maî-
tresse d'école. Oh! celle-là, je suis bien sûre
qu'elle n'avait pas de brevet! Elle me fit l'effet
l'éducation et la société au canada. 201
d'une petite paysanne tout inculte, quand elle
me rendit visite, introduite par la femme de
chambre irlandaise, qui était son amie. Je me
rappelle avec quelle attention elle écoutait ce
parler de Paris, nouveau pour ses oreilles et
qu'évidemment elle jugeait incorrect; de son
côté elle ne devait pas enseigner une langue
très pure, mais du matin au soir, tandis que
les parents étaient aux champs, elle donnait à
leurs enfants, moyennant cinquante sous par
mois, ses soins, son temps, sa vie, dans une
espèce de grange qui lui servait d'école. Elle
ne se réservait même pas le dimanche; à l'église
elle aidait le curé, réunissant les siens pour le
chapelet qu'elle récitait avec une rapidité pro-
digieuse. Seul un moulin à prières aurait pu
rivaliser avec elle. Et cette pauvre petite figure
noiraude, mal fagotée, avait sa grandeur; elle
se tenait au milieu de son peuple comme
l'image même de la paroisse absente.
Ce qui devait lui être le plus étranger c'étaient
les livres, mais nombre de Canadiens sont dans
le môme cas. Sous prétexte qu'il existe de
mauvais livres, ils se défendent même les bons :
jamais je ne m'étais doutée, avant d'avoir causé
avec eux, — je parle des gens éclairés, —
qu'autant d'œuvres littéraires fussent à l'index.
202 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
et il n'y a rien de plus vide, de plus désolé
qu'une librairie de Québec, si ce n'est le même
magasin à Montréal. Mais, à Montréal, une
réaction commence à se produire, et elle vient
des femmes. J'en eus la preuve à peine débar-
quée. On parlait beaucoup de la conférence
faite par une jeune madame Dandurand, fille
et femme d'hommes politiques au pouvoir.
Elle avait pris prétexte d'une réunion de cha-
rité à l'asile de la Providence pour faire un
peu de féminisme, sans même reculer devant
ce mot discrédité. Le premier journal que j'ou-
vris me mit au courant de son discours, censé
à l'adresse des dames exclusivement, mais
qu'entendirent dans l'ombre plusieurs hommes.
Elle prévint leurs critiques en déclarant très
vertement qu'après avoir été tous féministes,
au moins une fois dans leur vie, ils seraient
forcés de le redevenir quand, réduits à l'état
des vieillards qu'abritait ce toit hospitalier, ils
ressentiraient la vérité de la parole de l'Esprit
saint : « Malheur à l'infirme qui n'a que des
cœurs d'hommes et des mains d'hommes au-
tour de ses douleurs I » Après leur avoir ainsi
fermé la bouche, elle se garda prudemment de
faire l'apologie du féminisme de tous les pays,
ce mot ne contenant pas un programme fixe et
l'éducation et la société au canada. 203
ses tendances variant selon les lieux. Au Ca-
nada, l'État qui se désintéresse de l'éducation
supérieure des fdles, de l'assistance publique *
et des œuvres de bienfaisance en général, s'en
remettant entièrement à l'initiative et à la com-
pétence féminines, ne peut honnêtement réprou-
ver des prétentions qui se résument en un mot :
être utiles, se rendre utiles de plus en plus.
Pour cela il faut que l'on permette aux femmes
l'étude. Pourquoi pas? Fénelon, monseigneur
Dupanloup, monseigneur d'Hulst la leur ont
bien conseillée! Il faut qu'au nom même des
enfants qu'elles élèvent on leur permette de
lire. C'est une tendance générale, universelle,
qui dirige le siècle vers la haute culture; or
cette tendance n'est favorisée au Canada que
par les adversaires de la foi. Les catholiques
resteront-elles donc dans un état d'infériorité?
Seront-elles forcées, pour en sortir, d'aller
chercher dans un milieu neutre ou hostile ce
qu'elles ne trouveraient pas dans leur propre
entourage? La question se pose ainsi. Madame
Dandurand concluait que l'Université Laval,
créée pour l'instruction supérieure de la jeu-
nesse masculine, pouvait et devait assurer aux
1. La loi contre la mendicité a toujours été néanmoins très
rigoureusement appliquée.
204 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
jeunes filles quelques ressources intellectuelles,
celles qu'accorde l'Université protestante et
anglaise.
En parcourant ces réclamations très mesurées,
très justes au fond, je pensais que les Canadiennes
avaient franchi du chemin depuis celles dont un
certain Mémorial de famille \ lu avec beaucoup
d'intérêt à Québec, me retraça les vertus domes-
tiques. La dame d'autrefois, qui faisait ses dé-
lices des études philosophiques d'Auguste Nico-
las, qui se défendait Walter Scott comme un
péché, qui relisait tout entière, trois fois pendant
sa vie, la grande Histoire de l'Église de l'abbé
Rohrbacher est loin , très loin, évidemment ;
il faut que l'Église en prenne son parti, la voix
légère de madame Dandurand et son lin sou-
rire l'affirment. J'ai causé avec elle, et elle m'a
conquise, plus encore par sa prudence et par
ses réserves que par ses revendications, car,
d'abord, cette féministe modérée est épouse et
mère, catholique et Française. Elle fait partie
du Conseil des femmes du Canada présidé par
lady Aberdeen, qui se met à la tête de toutes
les organisations de charité, mais elle déclare
1 . Mémoires de famille. U Honora ble C.-E. Casgrain et madame
Casgrain. Rivière- Quelle , Manoir d'Airvault. Édition essentiel-
lement privée.
L'EDUCATION Et LA SOClÉÎÉ AU CANADA. 205
fermement que chaque section de ce comité
doit être indépendante et que les membres
catholiques, si leurs convictions étaient frois-
sées, se retireraient sur-le-champ d'un terrain
hostile. Elle ne se borne pas à le dire, elle
Fa écrit dans un petit journal dirigé par
elle pendant quatre ans, le Coin du feu, journal
soutenu, administré, rédigé uniquement
par des femmes. Son apparition avait été
presque un scandale ; puis il se fit accepter, et
je le comprends, car j'en ai vu plusieurs
exemplaires où les intérêts intellectuels et
moraux de la famille étaient principalement
en jeu, où abondaient les bons conseils
donnés avec esprit. D'ailleurs on y citait
presque à chaque page les écrivains français ;
on y laissait percer quelques illusions naïves
sur les hommes politiques de chez nous ;
tout ce qui est de France en général y était
cité à titre d'exemple ; nous serions mal venus
de nous en plaindre.
Donc il existe des femmes de lettres cana-
diennes ; la première en date fut mademoiselle
Laure Gonan : son roman d'un très noble
idéalisme, Angéline de Montbrun, prouve qu'elle
s'est nourrie d'Eugénie de Guérin ; mais ni la
tendresse, ni le sentiment de la nature, ni la
12
206 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
passion n'y font défaut et, quand on sait que
Fauteur écrivait dans la solitude d'une cam-
pagne inabordable aux bruits du monde, sans
autres inspirations que le grand spectacle du
fleuve et le calme rustique de la vie de famille,
on n'a pas le courage de reprocher à cette
isolée qu'enivre la lecture de quelques chefs-
d'œuvre, d'abuser un peu des citations.
Ce qui manque à tous les hommes de lettres
du Canada, c'est, comme le disait très bien l'un
des plus connus, Octave Crémazie, le poète,
c'est d'avoir une langue à eux, de parler iro-
quois ou huron, car ils auraient alors des
chances pour être traduits. Écrivant en fran-
çais, comme les Belges, ils n'ont pas, à propre-
ment parler, de littérature nationale ; ils sont de
simples « colons littéraires ». Octave Crémazie
regrettait qu'avant Fenimore Cooper il ne se fût
pas trouvé un Canadien capable d'initier l'Eu-
rope aux splendeurs de la forêt, aux exploits
légendaires des sauvages et des trappeurs. Il
eût certainement approuvé mademoiselle Barry,
qui signe Françoise des récits champêtres, de
s'appliquer à rendre avec sincérité la physio-
nomie et le langage de ses personnages K
1. Fleurs champêtres, par Françoise; Montréal, 1895.— Fleurs
très fraîches et d'une très savoureuse couleur locale.
l'éducation et la société au canada. 207
Ce fut mademoiselle Barry qui m'adressa une
invitation pour la réunion de la société du
château Ramezay. Et là, ni plus ni moins
qu'à Boston, je me trouvai au beau milieu
d'un club. On n'ose prononcer ce nom défendu,
et le but est assez hypocritement déguisé sous
apparence de collections historiques. Rien de
plus légitime que de rassembler les curiosités
de la province dans ce vaste bâtiment, qui
date de 1705 et servit quelque temps de rési-
dence ofTicielle aux gouverneurs anglais. Deux
salles renferment beaucoup de vieux portraits
accrochés au-dessus d'armes rouillées, de
flèches sauvages à pointes de silex, de débris
variés de toute sorte. La cloche de Louisbourg,
offerte par mademoiselle Barry, n'est pas
l'objet le moins précieux. Il semble qu'elle
sonna le glas de cette ville forte, à jamais
disparue, qui vit toute sa population trans-
portée en France à la fois, tandis que la garnison
décimée partait captive pour l'Angleterre.
La société féminine des antiquaires au
château Ramezay me montra, pour la pre-
mière fois, ce qui est la caractéristique de
Montréal, deux mondes de nationalités et
d'habitudes différentes subsistant côte à côte
sans se mêler. Dans la ville, c'est ainsi : les
208 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Français, qui forment plus de la moitié de la
population, habitant les quartiers de l'est, les
Anglais vivant à l'ouest, avec la grande rue
Saint-Laurent entre eux comme un abîme. De
même les membres anglais et français de la
société des antiquaires se séparent instincti-
vement malgré le trait d'union créé par leur
présidente, qui porte le nom écossais de Mac
Donald, tout en étant de la famille du mar-
quis de Vaudreuil, dernier gouverneur fran-
çais du Canada.
La première lecture est faite par une dame
anglaise, Mrs Logan. Elle lit un très bon
morceau sur madame de la Tour, l'héroïne
acadienne, venue de France, native du Mans.
L'Acadie avait été partagée en trois provinces,
dont le gouvernement et la propriété furent
distribués entre des ambitieux qui renouve-
lèrent entre eux les luttes des grands vassaux
au moyen âge. C'étaient des rivalités pour la
traite des pelleteries, des discussions pour la
limite de leurs terres, des jalousies de toute
sorte produisant de véritables guerres. Il en
fut ainsi entre Charles de la Tour et le sieur
d'Aulnay de Charnisay. Le premier obtint
l'alliance précaire et très peu loyale des Bosto-
nais, comme on appelait alors les voisins
l'éducation et la société au canada. 209
d'Amérique ; avec leur aide il empêcha son
adversaire de s'emparer du fort Saint-Jean qui
lui appartenait, mais Gharnisay devait se
venger de cet échec. Pendant une absence de
La Tour, il assiégea le fort de nouveau. Madame
de la Tour, électrisant par son courage la
poignée d'hommes qui l'entourait, fit une si
belle défense qu'une première fois l'ennemi se
retira. Il revint cependant avec des forces
nouvelles et elle dut consentir finalement à
accepter des conditions honorables. Mais Ghar-
nisay viola aussitôt la capitulation ; en entrant
dans le fort, il fit pendre la petite garnison et
força madame de La Tour d'assister au supplice,
la corde au cou. Elle en mourut d'horreur et
de rage. J'aurais su plus de gré encore à son
apologiste d'avoir parlé et si bien parlé d'une
héroïne française si je n'eusse démêlé que la
victime de Gharnisay était huguenote et que son
mari avait constamment joué un double jeu
entre la France et l'Angleterre.
Mrs Logan fut chaleureusement applaudie,
puis les dames anglaises, presque en masse,
suivirent leur compatriote dans la pièce voisine,
où les conversations bourdonnèrent, tandis que
madame Dandurand, à son tour , lisait un
essai fort bien tourné sur un livre écrit par quel-
12.
210 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
qu'un de ses ancêtres. Il paraît que, dans le cas
contraire, c'eût été le même manque d'égards,
les Françaises ne se gênant pas plus avec l'autre
camp qu'il ne se gêne avec elles.
La musique mit tout le monde d'accord; on
écouta les intermèdes d'airs canadiens agréa-
blement chantés par les dames de la ville.
Les Anglaises, de leur côté, nous donnèrent un
joli concert de banjo; un thé des plus élégants
fut servi avec accompagnement de glaces, de
rafraîchissements de toute sorte ; bref, la France
eut le dernier mot, puisqu'on se sépara au son
de Vive la Canadienne !
Je m'informe des origines de la société. En
somme, elles sont anglaises ; tout l'honneur de
ce développement intellectuel qui se prépare
au Canada remonte à lady Aberdeen. Elle a
éveillé une noble émulation pour les choses de
l'esprit chez ces mères de famille qui jusque-là
dirigeaient leur activité d'un seul côté. Je
constate les aspirations sérieuses de quelques
très jeunes femmes que la poésie, le roman, la
littérature pure et simple effraye un peu
comme frivole. L'une d'elles, fdle d'un juris-
consulte, a composé un cours de droit élémen-
taire pour aider les femmes à mieux mener leurs
affaires et celles de leurs enfants. Il faut dire
l'éducation et la société au canada. 211
qu'au Canada, bien qu'il soit toujours régi par
la Coutume de Paris, quelque peu modifiée
sans doute, les femmes ne sont point en tutelle.
Le droit de tester à sa guise existant pour le
père, il arrive que les fds n'héritent pas direc-
tement ; le fils aîné d'une famille nombreuse
me disait : « — Notre grande soumission à
notre mère restée veuve ne venait pas seule-
ment de l'amour qu'elle nous inspirait. Nous
savions que notre avenir matériel était entre
ses mains, puisque, héritière unique de notre
père, elle pouvait à sa guise répartir ses biens
entre nous ou nous en déposséder tout à fait. »
La tendresse naturelle des parents pour les
enfants répond de la justice apportée dans
cette distribution. Généralement le fils aîné
est avantagé, ayant des devoirs particuliers à
l'égard de ses frères.
Mais revenons à la question féministe : la
comtesse d'Aberdeen, qui tient le gouvernail,
ne se borne pas à encourager les travaux de
l'esprit; tous les efforts, quels qu'ils soient,
l'intéressent; elle veut que le labeur de la
servante ou de la journalière soit honnêtement
rétribué, elle se préoccupe du sort de ces
humbles, et, pour donner l'exemple, elle réunit
ses propres domestiques dans des meetings, ou
212 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
les enseignements utiles et les bons conseils
alternent avec les lectures et les tasses de thé.
Son influence sur tous les points est des plus
salutaires, chacun le reconnaît.
Lady Aberdeen n'habite ni Montréal, ni
Québec, quoique maintes circonstances officielles
l'amènent dans ces deux villes ^ La capitale de
la puissance (dominion) et la résidence du gou-
verneur général du Canada sont Ottawa, une ville
neuve de quarante mille habitants environ, tan-
dis que Québec en compte soixante-quinze mille,
et Montréal plus de deux cent mille ; mais le
choix d'Ottawa eut justement pour but d'empê-
cher des discussions de préséance entre la vieille
cité historique et le grand centre commercial
qui, lui aussi, a ses annales glorieuses.
Il est impossible de différer plus que ne le
font Québec et Montréal. Au point de vue pitto-
resque, la silhouette de Québec, abordée du
côté de la rade, avec ses remparts, sa citadelle,
ses rues escarpées, ses toitures de fer-blanc qui
étincellent, est tout autrement saisissante;
mais, si l'on veut rendre justice à Montréal,
il faut le contempler des hauteurs de ce parc
public, l'un des plus beaux qui se puissent
1. Ceci fut écrit avant le rappel tout récent de lord Aberdeen,
remplacé par lord Minlo. Son départ a laissé d'unanimes regret».
l'éducation et la société au canada. 213
voir en Amérique ou partout ailleurs. Il revêt
une montagne où les massifs de rochers se
dégagent de bois séculaires. De la terrasse
qui couronne le sommet, la vue s'étend illimi-
tée sur la ville et sur ses environs. Il y a tant
de rues plantées, tant de promenades, de quin-
conces, tant d'arbres en un mot qu'on croirait
cette grande cité aux tours, aux flèches et aux
clochers nombreux, gisante à plat dans une
foret. Les faibles ondulations qui aboutissent
au Mont-Royal sont couvertes des plus belles
résidences, toutes anglaises, puis une vaste
étendue plane se déroule jusqu'aux quais qui
rejoignent une autre forêt de mâts, de voiles,
de cheminées fumeuses, pressés les uns contre
les autres sur le Saint-Laurent. Dans l'inter-
valle les églises, les couvents, et d'autres bâti-
ments publics plaquent leurs masses grises ou
rougeâtres sur la verdure ininterrompue. Le
pont Victoria, long presque de trois kilomètres,
repose sur vingt-quatre piles. Bercée par le
grand fleuve bleu, voilà l'île Sainte-Hélène dont
le nom rappelle à jamais la première dame
européenne débarquée au Canada, cette belle
Hélène de Ghamplain que les sauvages, non
convertis encore, voulaient adorer comme une
divinité. Elle était huguenote quand son mari
214 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
l'épousa à douze ans, mais il la convertit si
bien qu'elle n'aspira plus qu'au cloître. La
mort de Ghamplain lui permit de prendre le
voile à Meaux, dans un couvent d'UrsuIines
qu'elle avait fondé.
L'autre rive du Saint-Laurent est festonnée
de collines, derrière lesquelles on entrevoit les
Adirondacks, malgré quelques brumes légères
qui estompent çà et là le bleu du ciel; la dou-
ceur de ces vapeurs ensoleillées au-dessus d'une
éblouissante éclosion printanière ne peut se
rendre. Le mot de printemps, du reste,
n'est pas juste au Canada; l'été éclate soudain
au lendemain des frimas. Partie le 20 mai,
il m'a semblé en route que la campagne ver-
dissait à vue d'oeil; le feuillage tendre des
saules, des bouleaux et des aunes, les fleu-
rettes blanches du senellier tranchaient délica-
tement sur le noir des vieux sapins durcis par
les girandoles de glace qui s'y étaient si long-
temps accrochées. L'herbe se déroulait en
nappes d'une fraîcheur virginale, avivée encore
par les cascades des petites rivières tout en
rapides qui, bondissant sur les roches, forment
des couches de cristal étagées. Et le ciel noyé
s'éclairait tout à coup de tons d'argent bruni.
Les vergers en fleur promettaient ces superbes
l'éducation et la société au canada. 2iy
pommes dont nous ne connaissons en Europe
que les moindres échantillons; la grise et sur-
tout « la fameuse », rouge même à l'intérieur,
se consomment sur place, car des greffes mul-
tiples ont rendu l'espèce primitive relativement
rare. Feuillage, gazons, dessous de bois, tout
faisait penser aux paysages trop verts de César
de Koch. Maintenant, sur la plate-forme du
parc de Mont-Royal, la verdure est plus belle
encore, quoique moins métallique, car s'il a
plu hier, s'il doit pleuvoir demain, il ne pleut
pas, il ne peut pleuvoir aujourd'hui pour une
raison péremptoire : c'est le jour de naissance
de la Reine. Le temps est toujours beau en
l'honneur de Sa Gracieuse Majesté; on dit avec
confiance the Queen's weather. De mémoire
d'homme, il n'a plu pour sa fête. Beaucoup de
drapeaux, beaucoup de pétards. La population
en masse est dehors; les chemins de fer, les
tramways électriques transportent au rabais
tout le monde à la campagne.
IV
Si j'ai été introduite par le clergé dans les
cercles québecquois, je dois d'entrer en rapport
avec la société montréalaise à là courtoisie, à
la bonne grâce obligeante du consul général
qui représente la France au Canada, comme on
voudrait qu'elle fût, pour son honneur et son
plus grand bien, partout représentée.
Les souvenirs agréables me reviennent en
foule : soirées charmantes où les jeunes filles
sont toutes naïvement jolies, gaies, simples et
bien mises à la fois, dansant avec une légèreté
d'oiseau, coquettes d'une coquetterie moins
savante que celle des Américaines proprement
dites, rappelant plutôt, avec quelques diffé-
rences dues à l'effet du climat, d'autres gra-
l'éducation et la société au canada. !217
cieuses créoles *, celles de la Louisiane, bref,
réalisant le type de l'ingénue d'autrefois, l'in-
génue de chez nous, mais en liberté.
On fait partout beaucoup de musique. Aux
thés de cinq heures, entre Françaises, se
glissent une ou deux Anglaises qui, par leur
sympathie pour les choses de France, ont
acquis des droits à l'intimité. Grand luncheon
de dames, plus cérémonieux et très élégant,
mi-parti français, mi-parti anglais, en nombre
à peu près égal, vingt -quatre couverts, chez
la femme d'un haut fonctionnaire dont le nom
français s'associe au titre de lady, son mari
ayant été anobli par la Reine. Ceci arrive
comme en Angleterre, pour récompenser de
loyaux services, au grand dépit des bleus
intransigeants qui ne pardonnent pas à leurs
compatriotes de se laisser sirer^. Accueil affable
entre tous dans l'hospitalière maison du
magistrat éminent qui, gouverneur de Québec
aujourd'hui, a quitté sa maison de Montréal
pour la splendide résidence de Spencer Wood.
Il y a beaucoup plus de diversité dans la
société montréalaise que dans celle de Québec.
1. Créole, pris dans son véritable sens, veut dire né aux
colonies, d'ancêtres européens.
2. D'accepter le titre de sir.
13
218 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Le nom de Français s'étend à tous ceux qui
parlent notre langue, fussent-ils Suisses ou
Belges, et partout on sent l'infusion des habi-
tudes anglaises comme elle n'existe pas à
Québec. Par exemple, nous chercherions vai-
nement dans cette dernière ville rien qui
ressemblât au salon de madame Herdt, femme
et mère de deux hommes distingués se ratta-
chant à l'Université Mac Gill. J'y ai entendu
de la musique qui ne saurait être comparée
à ce qu'on appelle d'un bout du monde à
l'autre musique d'amateur, et en outre des
lectures qui révélaient de réelles qualités litté-
raires, le tout sans pédantisme ; mais le ton
bien français de la maison était très distincte-
ment protestant, ce que nous appelons ici
genevois, même quand Genève n'y est pour
rien.
Il y a douze ans que la société dont M. et
madame Herdt font partie s'est formée entre
amis pénétrés des mêmes goûts. Une fois par
semaine ses membres se rassemblent chez l'un
d'entre eux, à tour de rôle ; un compte rendu
de la réunion précédente est donné, puis
lecture est faite de différents travaux, chacun
d'eux choisi au gré de l'auteur; intermèdes de
chant, de musique instrumentale et de conver-
l'éducation et la société au canada. 219
sation. Bien peu de salons à Paris posséderaient
les éléments d'une fête de ce genre ; l'égalité
des sexes dans le talent m'y a paru chose
démontrée ; cependant j'aimerais à citer,
comme tout à fait supérieur, un morceau
sur la moralité et la croyance , à propos
d'Octave Feuillet , par le Révérend M. D.
Goussirat, de l'Université de France, professeur
d'hébreu et de littérature orientale à l'Uni-
versité Mac Gill.
Le poète attitré du Canada, Fréchette, était
présent. Il nous dit un poème patriotique, éclos
au milieu des terribles nouvelles du bombar-
dement de Paris en 1870 :
Tandis que d'un œil sec d'autres regardaient faire,
Par delà l'Atlantique, aux champs du Nouveau Monde,
Que le bleu Saint-Laurent arrose de son onde,
Des fils de l'Armorique et du vieux sol normand,
Des Français, qu'un roi vil avait vendus gaîment,
Une humble nation qu'encore à peine née,
Sa mère avait un jour, hélas ! abandonnée,
Vers celle que chacun reniait à son tour
Tendit les bras avec un indicible amour.
La voix du sang parla, la sainte idolâtrie
Que dans tout noble cœur Dieu mit pour la patrie
Se réveilla chez tous...
et, avec une émotion accrue par celle de son
auditoire, le poète répète ce cri qu'alors poussa
220 NOUVELLE-FRANCE ET NO U VELLE- ANGLETERRE.
un million de voix : « Vive la France I » Il dit
comment, à Québec, dans le quartier des
fabriques, le faubourg Saint-Roch, la Marseil-
laise, une Marseillaise bien détournée du sens
révolutionnaire, éclata tout à coup :
C'était le vieux faubourg,
Qui grondant comme un flot que l'ouragan refoule,
Gagnait la haute ville et se ruait en foule
Autour du consulat...
Et voilà qu'un homme de la troupe, un for-
geron, le scapulaire au cou, parle : il annonce
que lui et les siens sont prêts à partir.
«... Prenez toujours cinq cents,
Et dix mille demain vous répondront : présents ! »
Hélas ! son instinct filial
Ignorait que le code international,
Qui pour l'âpre négoce a prévu tant de choses,
Pour les saints dévoùments ne contient pas de clauses.
Nul n'aurait pu dn^e si les vers étaient bons
ou mauvais, mais il y eut un long silence
plus significatif que tous les applaudissements.
Pour rompre ce charme douloureux, l'auteur
de la Légende d'un peuple nous lut, sans tran-
sition, une amusante histoire de conducteur
de cage sur le Saint-Laurent, où le patois de
Normandie, les mots de vieux français rêve-
l'éducation et la société au canada. 221
liaient à chaque ligne. On se sépara fort tard,
sans se douter de l'heure avancée.
Ce sont des maisons telles que celles-ci dont
les plaisirs délicats font rêver les jeunes dames
catholiques de Montréal. Bientôt, je n'en doute
pas, elles auront des bibliothèques, des soirées
littéraires, elles échapperont dans une certaine
mesure au joug qui, si longtemps, a pesé sur
elles et que certains esprits avancés commencent à
traiter d'obscurantisme. Le clergé, qui a tant fait
à travers les siècles pour le Canada, n'attendra
pas qu'on le dépossède d'une part d'autorité
qui, jadis utile à tous, tend à devenir exces-
sive. Il consentira spontanément au sacrifice,
— sacrifice plus difficile qu'aucun autre, car
partout nous voyons les maîtres, les parents,
tous ceux qui ont exercé une autorité sans
contrôle pour le bien des faibles et des igno-
rants, hésiter, l'heure venue, à leur laisser le
gouvernement d'eux-mêmes. Cependant c'est
la fin et ce devrait être le but de toute
éducation.
Le contact du self-government britannique a
nécessairement agi sur le Canada. Croirait-on
que le premier journal date de la conquête
anglaise? Auparavant on n'éprouvait le besoin
de rien imprimer ni de rien lire. Au point de
222 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
vue esthétique, c'était plus beau et beaucoup
plus original, cette grande pastorale paisible
traversée d'un souffle d'épopée ; mais il n'y a
pas à réagir contre le progrès quand une fois
son action a commencé. A en juger par le
passé, encore si proche, et par ce qui reste
aux Canadiens, même à ceux des villes, de
leurs qualités natives, ils ne prendront pas le
mors aux dents, ils suivront le sage conseil
de Jeur historien Garneau. Que les Canadiens,
dit Garneau en abrégé, soient fidèles à eux-
mêmes, qu'ils restent sages et persévérants,
que le brillant des nouveautés sociales et poli-
tiques ne les séduise pas. C'est un peuple de
cultivateurs dans un climat rude et sévère.
Depuis la conquête, il a fondé toute sa poli-
tique sur sa propre conservation. Il était trop
peu nombreux pour prétendre se mettre à la
tête d'un mouvement quelconque à travers le
monde. Une partie de sa force vient de ses
traditions. Qu'il ne s'en éloigne que graduel-
lement. N'est-il pas sorti surtout de cette
Vendée normande, bretonne, angevine, dont
l'admirable courage a couvert de gloire le
drapeau qu'elle leva au milieu de la Révolution
française ?
Certes les Canadiens sont bien loin d'oublier
l'éducation et la société au canada. 223
ce drapeau ; voyez plutôt, dans la cathédrale
de Montréal, l'espèce de piété qui entoure celui
que les dames de la ville donnèrent aux
zouaves pontificaux du Canada. Cependant le
mal et le bien de l'individualisme commencent
à se glisser chez eux, et, comme toujours,
c'est la femme qui, la première, cueille le fruit
de science. Tout en consentant encore à repré-
senter les rouages très actifs d'une machine
qui fabrique le plus de citoyens possible*,
puisque la prépondérance des Canadiens fran-
çais ne peut s'affirmer que par le nombre, ces
dames réclament quelques récompenses tout
intellectuelles ; le clergé ne les gardera pour
alliées qu'au moyen de concessions sur ce
chapitre. Il devra en faire plusieurs autres
encore que nous ne nous permettrons pas
d'indiquer, mais qui s'imposent visiblement.
Alors les libraires français et catholiques justi-
fieront leur nom en vendant, ni plus ni moins
que les libraires anglais et protestants, des
livres qui auront cessé d'être marchandise
prohibée. Mais, dès à présent, malgré certains
préjugés et certains abus, il est consolant et
1 . Un prêtre m'a dit que, dans sa longue carrière de confes-
seur, il n'avait rencontré qu'une seule femme en révolte contre
le fardeau de la maternité.
224 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
instructif pour notre pays, qui va trop vite en
beaucoup de choses, de regarder de loin cet
autre lui-même, si fortement pourvu des plus
sérieuses qualités de la race, si peu touché
encore par les maux de la civilisation, gardant
une si ample réserve de vertus solides qui
sont tout de même les vertus françaises, vertus
surannées de la Nouvelle -France, devenue
maintenant par excellence l'ancienne.
Une anecdote pour finir : le plus joli sou-
venir que j'aie du Canada remonte au temps
où je ne le connaissais pas encore. En 1893,
je revenais de Chicago après la foire univer-
selle, me dirigeant sur l'Est où des amis m'at-
tendaient. Un train manqué au Niagara, une
dépêche égarée furent cause que personne ne
vint à ma rencontre lorsque, passé minuit,
j'entrai en gare de Boston. Je cherche une
voiture, elles sont toutes prises, et je me
trouve fort embarrassée, faute de connaître
les ressources d'une ville où je débarque pour
la première fois. Tandis que j'explique mes
difficultés à un cocher prêt à partir, en insis-
tant sur ce point que je suis étrangère, Fran-
13.
226 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- AN GLETERRE.
çaise, une tête de femme, que j'aperçois
confusément derrière un voile et dans l'obscu-
rité, se penche à la portière ; elle répète le
mot : « Française ? » avec un accent de cor-
dialité dont je reste toute surprise.
— Française, vous êtes Française ? montez I
Et la portière s'ouvre, et je me trouve assise
à côté d'une forme invisible à demi qui me
serre affectueusement les mains.
— Moi aussi je suis Française puisque je suis
Canadienne. Où allez-vous?
J'eus beau m'en défendre. Elle voulut me
conduire dans un quartier très éloigné de celui
qu'elle habitait elle-même, répétant toujours :
« Vous êtes Française », sans écouter mes
excuses, me parlant de Paris où elle n'était
jamais allée, puisque, toute Française qu'elle
fût aussi, elle n'avait de sa vie quitté l'Amé-
rique.
Lorsque nous nous séparâmes, je songeai
à lui demander son nom. Elle me le jeta au
milieu des exclamations et des excuses de mes
amies accourues pour me recevoir. Je l'oubliai
à peine entendu. Il me serait impossible de
reconnaître ma bienfaitrice, je ne l'ai jamais
remerciée qu'aujourd'hui ; mais il faut être
séparée de son pays et de tous les siens par
l'éducation et la société au canada. 227
l'Océan pour comprendre ce que vaut une
pareille bienvenue.
Cette histoire vraie a un pendant, l'histoire
non moins authentique de M. l'abbé Gasgrain.
Il avait rêvé pendant toute son enfance et sa
première jeunesse de visiter la France, d'aller
chercher dans les Deux-Sèvres et le Lot-et-
Garonne le double berceau de sa famille pater-
nelle et maternelle. Prêtre depuis peu, il put
enfin réaliser ce désir ; il partit avec un ami
et débarqua en Angleterre. De là, sans s'arrêter,
il gagna Dieppe, la ville vénérée d'où le meil-
leur du Canada est sorti ; puis, à Rouen, il
voulut profiter d'un arrêt du train pour
visiter la cathédrale. Hélas I la plus cruelle
des aventures l'attendait. Un agent de police
l'appréhenda au corps. Quelque chose lui était
apparu d'insolite et de suspect dans la physio-
nomie de ces ecclésiastiques en redingote, dans
les manifestations peut-être de leur enthou-
siasme ; d'ailleurs ils venaient d'Angleterre,
ce foyer des pires complots ; c'était au lende-
main d'un attentat contre la vie de l'Empereur.
Bref, les innocents voyageurs furent amenés
devant l'autorité, dûment interrogés et, l'exhi-
bition des passeports ayant mis fin au malen-
tendu, on les relâcha. Mais le train était parti
ZZ8 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
pendant toutes ces explications, sans parler du
coup porté au cœur d'un ardent patriote qui,
dès le premier pas sur ce qui lui semblait être
quelque chose de plus sacré encore que le
sol natal, s'était senti méconnu. Les deux
incidents me paraissent singulièrement carac-
téristiques.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE
DU CANADA AU MAINE
Chacun sait qu'il n'y a pas de pays plus
éloignés l'un de l'autre, malgré la rapidité du
trajet et la facilité des communications que ne
le sont la France et l'Angleterre. En quelques
heures on se trouve transporté aux antipodes;
les caractères, les mœurs, les habitudes diffè-
rent absolument à droite et à gauche de la
Manche. Il en est de même par delà l'Océan,
entre la Nouvelle-France et la Nouvelle-Angle-
terre; je l'éprouvai en passant du Canada dans
le Maine et le Massachusetts, du pays des cou-
reurs de bois à celui des Pères Pèlerins. Une
nuit de voyage seulement et vous abordez un
autre monde, mais vous avez plus vite fait
230 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
d'aller de Calais à Folkstone et la surprise est
la même.
Je quitte Montréal le 25 mai 4897, sous des
torrents de pluie qui ne me permettent de
rien découvrir du paysage noyé dans l'eau plus
encore que dans les ténèbres. Cependant je
continue à voir. Des visages, des sites qui de-
puis quelques semaines me sont devenus fami-
liers, défilent photographiés, pour ainsi dire,
dans ma mémoire. Et cette évocation continue
dans le sommeil. Je rêve encore du Saint-Lau-
rent et du SagLienay, de Sainte-Anne, de la Mont-
morency et dos rapides de Lachine quand déjà
se dressent devant moi les belles découpures
des White Mountains, frappées par les premiers
rayons du soleil. Une éblouissante matinée de
printemps succède au déluge. Les bois de pins
s'étagent sur des pentes de granit, des nappes
d'eau vive brillent encadrées de jolis établisse-
ments de pêche, et les villages construits en bois
n'offrent aucune ressemblance avec les paroisses
canadiennes; plus de ces vieilles fermes aux
murailles massives qui, coiffées d'une haute
toiture, décrivent sur de grandes étendues des
processions dont le terme est l'église. L'église
ici c'est le meeting house, en planches comme
tout le reste, se distinguant à peine des autres
DANS L4 NOUVELLE-ANGLETERRE. 231
maisons par une espèce de petit beffroi à jour
que surmonte un coq en guise de girouette.
Édifice civil autant que religieux, comme l'in-
dique son nom. Les Puritains, pères de la
Nouvelle-Angleterre, tenaient en ce lieu toutes
leurs assemblées, quel qu'en fût le but; louer
le Seigneur, préparer une campagne contre les
Indiens, régler les affaires extérieures de la
colonie, admonester ou condamner, eux les
promoteurs de la liberté de penser, quiconque
ne pensait pas à leur façon. Dieu étant mêlé
d'ailleurs à tous les débats et à toutes les
besognes.
Autant que le Canada, la Nouvelle-Angleterre
était une théocratie, mais le Dieu des Cana-
diens demeurait le fidèle allié du roi qui en-
voya aux missions des Jésuites ces ornements
de prix, cette orfèvrerie somptueuse que l'on
montre encore à Lorette, tandis que le Dieu
des Puritains ne voulait ni roi, ni évêque, ni
pompe, ni hiérarchie, ni symboles, à ce point
que le gouverneur Endicott n'hésita pas à mu-
tiler de son épée le drapeau anglais pour en
retirer la croix, signe d'idolâtrie papiste. On
ne pouvait être chrétiens de manières plus
opposées, et aux différences de religion s'ajou-
tait, avec les antipathies de races, l'horreur
232 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
de certains souvenirs. Les guerres franco-
indiennes qui se renouvelèrent si souvent four-
nissent aux campagnes d'inépuisables légendes.
Les sauvages dépossédés recherchaient l'alliance
qui leur fournissait des armes, Abénakis contre
Anglais, Iroquois contre Français.
Notre Nouvelle-France occupait une position
beaucoup plus avantageuse, que celle de sa
voisine et couvrait des espaces vingt fois plus
considérables, mais l'immigration augmentait
sans relâche la force des troupes coloniales
anglaises. A qui resterait la prééminence sur
le continent d'Amérique? Toute la question
semblait être là lorsque surgit, comme dans la
fable, le troisième larron. Cette lutte qui durait
depuis un siècle se termina par la procla-
mation de l'Indépendance américaine, les
colons anglais ayant constaté que les armées
régulières de la mère patrie n'étaient pas in-
vincibles. Washington dut sentir sa force le
jour où, à la tête des tirailleurs virginiens, il
retarda l'éclatante victoire des Français sur le
général Braddock.
Combien les faits deviennent plus intéres-
sants quand on en voit le théâtre I Mon train
passe tout près de l'endroit où une statue
colossale rappelle le nom de Hannah Duston,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 233
cette fermière des environs de Haverhill enlevée
par les sauvages qui ravageaient et incendiaient
le pays. Nouvelle Judith, elle massacra ses
ravisseurs à coups de hache tandis qu'ils
dormaient.
L'État du Maine se venge pacifiquement
aujourd'hui du tort que lui ont fait les Cana-
diens et leurs terribles alliés; il attire par
l'appât du gain dans ses manufactures Jean-
Baptiste qui ferait mieux de cultiver la terre
natale. Et les prêtres de là-bas savent ce qu'ils
disent lorsqu'ils répètent à leurs ouailles en
s'efforçant de les retenir : « Le Yankee, voilà
l'ennemi ! » Non seulement il est cause que les
champs du Canada restent en friche, mais
encore les traditions catholiques et françaises
sont en péril sur ce sol voué à l'hérésie et
où fut acclamée la Révolution.
On n'en est pourtant plus dans les villages
habités par les fds des Puritains aux intermi-
nables discussions théologiques, passe-temps
favori des ancêtres. Je m'en assure dès ma
première halte à South -Berw^ick.
South- Berwick a eu la bonne fortune de
produire un romancier qui sait intéresser
l'ancien monde comme le nouveau à une popu-
lation si différente de ce que les étrangers
234 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
ignorants croient être, en bloc, le peuple amé-
ricain : un ramassis de gens très vulgaires ,
très durs et de provenances mêlées. Lisez les
esquisses de Sarah Jewett, vous verrez que le
caractère des citoyens de la Nouvelle -Angleterre
est avant tout la dignité: dignified, cette épi-
thète revient souvent, et en effet elle exprime
mieux qu'aucune autre les aspirations , la
tenue, la conduite de chacun. L'apparence
même du village de South-Berwick est distin-
guée. Dans les larges avenues qui tiennent lieu
de rues, les maisons ne s'alignent pas les unes
contre les autres ; semées de distance en dis-
tance, elles s'entourent de jardins que borde
une barrière. Celle que j'habite, à l'entrée du
village, donne sur la petite place d'un aspect
provincial délicieux et où les arbres jouent un
tel rôle décoratif qu'on s'étonne de voir la
lumière électrique éclairer ce joli coin de cam-
pagne ; la nuit, le feuillage brode des ombres
chinoises délicates et mobiles que je ne me
lasse pas d'admirer sur les stores blancs de
mes fenêtres.
Partout règne un aspect général de pros-
périté. Les filatures de coton dressent leurs
grands bâtiments près de l'écluse formée par
la Piscataqua. Cette belle rivière , salée à
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 235
l'embouchure , baigne les chaînes de collines ,
préludes des Montagnes Blanches. Un petit
édifice de granit, très haut planté, domine de sa
dignité supérieure les constructions en bois ;
c'est la Bibliothèque, fière de sa tour, de son
porche monumental, des beaux vitraux qui
décorent ses salles de classes et de conférences.
Gomme à mon premier voyage, je suis
étonnée de l'absence apparente de paysans et
d'ouvriers. Toutes les maisons me font l'effet
de maisons bourgeoises ; bourgeois aussi le
costume des hommes et, quant aux femmes,
elles portent sans exception des toilettes de
dames ; on me dit que ces élégantes sont autant
d'ouvrières employées dans les fabriques.
En effet South-Berwick est habité surtout par
des artisans enrichis, des manufacturiers. Ce
qu'on appelait jadis la bonne société, ces vieux
capitaines au long cours, ces vieilles demoiselles
dont les amusantes manies, les façons surannées
nous font sourire dans les récits de miss Jewett,
ont presque entièrement disparu, les capitaines
surtout, qui avaient parcouru toutes les mers,
visité l'Europe et gagné un peu partout beau-
coup d'argent. Il reste d'eux, dans les plus
anciennes demeures, un certain fond d'exo-
tisme, porcelaines de Chine, verreries de Venise,
236 NOUVELLE-FRANCE ET NOUV ELLE- ANGLETERRE.
objets précieux venus de loin. La mer était le
champ d'action du colon de la Nouvelle-Angle-
terre, comme la forêt était celui de l'habitant
de la Nouvelle -France; il exploitait les pêche-
ries négligées par ses rivaux et montrait dans
des expéditions aventureuses et lointaines une
indomptable vaillance, qu'il n'appliquait à la
guerre que contraint et forcé. Tout autre était
l'opinion du gentilhomme canadien, chasseur
et soldat, se rattachant, si pauvre qu'il pût être,
aux traditions de la cour de Louis XIV, tandis
que les colons anglais étaient de la même étoffe
solide et résistante dont Gromwell fit ses Bras
de fer *.
Le 30 mai, jour consacré à la commémora-
tion des morts glorieux tombés pour la cause
de l'Indépendance, j'ai l'occasion de voir réunis
quelques types caractéristiques de l'endroit.
Un usage touchant s'est établi peu à peu depuis
la guerre de Sécession. Ce qui reste des
hommes qui dans chaque localité y prirent part
se transporte au cimetière pour décorer les
tombes des camarades.
Le 30 mai tombant un dimanche, la décora-
tion annuelle est retardée; cependant je vois
1. Lire Parkman, le grand historien du Canada.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 237
les vétérans porter leur drapeau à l'église. Ils
forment un groupe compact marchant au pas
militaire. Leur tenue est éminemment « res-
pectable » . Bonnes figures énergiques et graves,
profils droits taillés à grands traits, barbe rase,
sauf parfois sous le menton ce petit bouquet
de poil qu'on ne rencontre plus guère aux
États-Unis que dans les régions reculées. Le
chapeau de feutre à ganse d'or, l'uniforme bleu
montrent qu'on appartient à la société dite
l'Armée de la Grande République. Ce sont des
charpentiers, des forgerons, des fermiers, des
gens que nous appellerions du peuple; il y a
pourtant un médecin dans le nombre. Je les
reverrai la semaine suivante au cimetière où,
musique et tambour en tête, ils iront planter
les couleurs nationales sur les tombes de leurs
compagnons disparus. Quelques-unes de ces
tombes renferment le corps, d'autres ne sont
que commémoratives. Et les familles suivent à
pied ou en voiture, chargées de bouquets. Aux
hymnes succède le chant national, America,
sur l'air conservé de God save the king. Le mi-
nistre parle longuement de la guerre « qui
jamais plus ne se renouvellera ». Une brise
douce agite les arbres, le soleil éclaire cette
scène rustique toute de recueillement, de
238 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
prière, de respect, d'émotion virilement conte-
nue.
Chaque tombe de soldat ayant été saluée à
son tour, les vétérans continuent leur proces-
sion à travers la campagne; ils vont chercher
dans les champs de repos dispersés qui appa-
raissent loin de toute église, et dans les cime-
tières particuliers attenants parfois aux fermes,
le tertre vert ou la pierre levée qui recouvre
un soldat.
Pendant les promenades que je fis sur les
hauts plateaux du Maine, il m'arriva de voir
une tache de couleur vive éclater dans la ver-
dure ou briller sur la nappe blanche des mar-
guerites en fleur : le drapeau, strié, étoile,
bleu, blanc, rouge des États-Unis, le petit dra-
peau tout neuf, du jour de la Décoration attes-
tait qu'un des enfants de l'endroit était mort
pour son pays et que son pays ne l'oubliait
pas.
Mais c'est à Boston qu'il faut cette année, 1897,
célébrer le Mémorial Day, l'inauguration du
monument de Robert Gould Shaw ajoutant
un intérêt particulier à la solennité. Nous nous
transportons donc en ville pour un jour.
II
LE « MEMORIAL DAY »
On connaît à Paris le monument de Shaw,
])uisqu'une réduction en a été envoyée par
le sculpteur Saint-Gaudens à notre dernière
exposition du Champ -de -Mars; l'histoire de
l'œuvre et son but sont admirables, au moins
autant que l'œuvre elle-même.
Quand la Chambre du Massachusetts vota
en 1 865 une statue équestre à la mémoire de Shaw
et ouvrit une souscription pour rassembler les
fonds nécessaires, elle eut soin de spécifier qu'il
ne s'agissait pas d'un simple hommage de
reconnaissance publique rendu à un soldat
mort glorieusement pour la patrie, mais de la
commémoration d'un grand fait historique qui
n'était autre que le triomphe définitif de la
240 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE- ANGLETERRE.
liberté. En effet, le sacrifice que le jeune colo-
nel Shaw fit de ses préjugés et de sa vie en
conduisant le premier régiment nègre à l'as-
saut du fort Wagner, marque la date du véri-
table affranchissement des esclaves appelés à
l'honneur de défendre leur pays.
Ce Bostonien de race, aussi fier de ses ori-
gines que pourrait l'être aucun patricien du
vieux monde, et dont le « sang bleu » est sans
cesse rappelé dans les panégyriques dont il est
l'objet, accepta de son plein gré ce qui autour
de lui passait pour un opprobre. A vingt- six
ans, marié de la veille, au seuil d'une carrière
qui s'annonçait brillante, il quitta le régiment
où il s'était distingué déjà pour tenter la dou-
teuse aventure derrière laquelle il y avait pour
lui une question de principe. Il brava le ridi-
cule qui s'attachait à cette entreprise et ce fut
peut-être le moment où il lui fallut le plus de
courage. Au grand nombre il semblait impos-
sible que le nègre pût avoir, comme le blanc, le
sentiment du devoir militaire auquel rien ne
l'avait préparé ; une écrasante majorité s'élevait
contre la formation des régiments de couleur ;
le président Lincoln lui-même ne se pronon-
çait pas franchement en leur faveur, mais
blâme et raillerie durent faire silence le jour
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 241
OÙ Shaw criant : Onward ! En avant I tomba
percé de coups dans les tranchées du fort
Wagner avec la moitié de ses hommes. Une
pareille hécatombe était la meilleure des
réponses et, pour compléter la beauté, le sens
profond du drame, l'ennemi enterra Shaw, en
signe de mépris, pêle-mêle « avec ses nègres. »
C'est ici que commence le rôle très noble de
la famille du héros ; jamais le père ne voulut
faire aucune tentative pour retrouver le corps
ignominieusement enfoui de son fils et, lorsque
la statue fut votée, il conseilla de ne pas
mettre en évidence une figure unique, alors
que d'autres avaient droit au môme honneur.
Cette pensée d'absolu désintéressement, Saint-
Gaudens , l'artiste américain qui porte un
nom de France et qui a dans les veines un
génial mélange de sang français et irlandais,
mit douze années à la mûrir. Le résultat final
fut le haut-relief qui représente Shaw à cheval,
l'épée nue à, la main, conduisant ces mêmes
soldats nègres qui , tués à ses côtés , lui
tiennent aujourd'hui compagnie chez les morts.
L'emplacement choisi fut en face du Capi-
tole, au niveau de la plus belle rue de Boston.
Une large brèche ayant été pratiquée dans le
mur qui sépare du Parc Beacon Street, le
14
242 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE- AN GLET ERKE.
revers du monument se trouve dans le Parc
même, ce Common si rempli de souvenirs
patriotiques. Longtemps un échafaudage de
planches défia la curiosité des passants , puis
arriva enfin le Mémorial Day, choisi pour
l'inauguration. Vers dix heures, nous nous
trouvons, mes amies et moi, aux premières
loges, sur un balcon pavoisé.
De hauts dignitaires passent en voiture : le
gouverneur du Massachusetts, le maire de
Boston, le président de l'Université de Harvard,
les notabilités civiles et militaires qu'on me
nomme à mesure, entre autres le colonel
Higginson, une des figures les plus en évidence
du vieux Cambridge, qui commanda lui-même
un régiment nègre dont il a écrit l'histoire.
Aux fenêtres, beaucoup de dames ; des tribunes
chargées de monde officiel dans la cour de la
State home ; des grappes de gamins accrochés
aux arbres, une foule considérable, mais fort
tranquille dans le Parc et dans Beacon Street;
les agents la repoussent sur le passage des
troupes ; celles-ci avancent en bon ordre sous
une fâcheuse averse qui met trop de para-
pluies dans le décor.
On acclame le fameux 7® de New^-York, l'un
des plus beaux régiments des États-Unis; on
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 243
acclame le corps des Cadets, les milices du
Massachusetts, mais pour des yeux européens
les gardes nationales n'ont jamais grand pres-
tige ; d'ailleurs les uniformes américains ne
sont pas beaux, s'ils sont pratiques; c'est la
marine surtout qui me paraît mériter les
hourras. Nouvelle ovation pour l'infanterie de
couleur ; ici l'enthousiasme s'adresse à la
réalisation pleine et entière d'une idée qui
avait passé d'abord pour chimérique. Cet
enthousiasme s'affirme et grandit sur le passage
des débris du régiment de Shaw, une soixan-
taine de nègres, vieux, infirmes, mutilés, celui-
ci la manche repliée sur un bras absent, celui-
là traînant une jambe de bois. Le plus jeune
compte bien cinquante ans ; c'est peut-être le
petit tambour qui sur le bas-relief ouvre allè-
grement la marche. Pauvres diables I Ils sont
venus de divers États, plusieurs ont fait des
centaines de lieues sous les lambeaux d'uni-
formes qui leur restent, reliques des jours de
gloire et de misère, et les voici de nouveau,
après trente-quatre ans, à la même place d'où
ils partirent, de ce pas dont Saint-Gaudens
nous fait sentir le rythme un peu traînant,
caractéristique de la race, résolu néanmoins
et que rien n'arrêta. Celui des poètes améri-*
244 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERR E.
cains qui occupe aujourd'hui le rang de
lauréat, T. B. Aldrich, a chanté dans l'Ode qui
lui fut demandée en cette grande circonstance
« les morts qui ne mourront point ». Voici
devant nous, en effet, avec leur jeune chef,
jeune à jamais, les fantômes du 54% ces
esclaves de la veille, qui déploient le drapeau
lacéré, témoin de l'assaut du fort Warwick.
Il fallait, pour prouver leur valeur, les envoyer
aux avant-postes. L'épreuve réussit. Quand le
premier porte-enseigne tomba frappé à mort,
un certain Wilkins ramassa ce drapeau sous
une grêle de balles en s'écriant : « Il n'a
pas touché terre, camarades I » Et il ne le
lâcha plus. Il le tient encore aujourd'hui.
Wilkins fait bonne figure dans ce groupe
d'épaves humaines devant lequel l'armée
défde en saluant.
Les temps ont bien changé depuis le jour du
départ, et ces changements sont tout à l'avan-
tage de la race noire. Les ruines vénérables du
54^ semblent le sentir, quoique leur attitude
ne soit certes pas celle de gens qui viennent
d'être coulés en bronze pour la postérité. Par
exemple, un vétéran de la marine est es-
corté jusqu'au bout par ses petits-enfants, aussi
noirs que lui, deux jumeaux en uniforme de
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 245
matelot qui marchent au pas militaire de toute
la vigueur de leurs jambes courtes, à droite et à
gauche de l'aïeul. Ce n'est pas très régulier, mais
ces belliqueux Lilliputiens mettent au tableau
une touche comique ; ils m'ont fait rire de bon
cœur quand l'émotion me prenait à la gorge.
Au moment où va tomber le voile qui cache
le monument, un coup de canon est tiré auquel
répondent les salves des navires dans le port.
S'il y eut alors des discours prononcés, je ne
les entendis pas; on applaudit frénétiquement
le sculpteur Saint-Gaudens. C'est un peu plus
tard, dans le Music Hall, l'immense salle de
concerts, qu'un assaut d'éloquence se produit,
le gouverneur Wolcott, le maire Quincy, le
colonel Lee, le professeur James, de Harvard,
faisant tour à tour l'éloge de Robert Shaw et
de cette charge désespérée « qui après tout fut
un échec, mais un échec à la façon des Thermo-
pyles dont on parlera quand de plus hauts faits
d'armes seront oubliés, car l'importance histo-
rique d'un événement ne se mesure ni à sa gran-
deur matérielle ni à son succès immédiat » !
Si brillants que soient les orateurs, le
grand succès paraît être pour Boker Washing-
ton, professeur d'une université nègre, qui
prend la parole comme représentant de la
14.
246 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
classe de couleur, et il faut convenir qu'au
physique il la représente sans aucune distinc-
tion, ce qui n'empêche qu'il y ait sous cette
peau ténébreuse et ces traits épatés une belle
intelligence. Dans un discours bref, où chaque
mot porte, où abondent les idées générales, il
prouve que l'abolition de l'esclavage n'a pas
seulement délivré les noirs, qu'elle a encore,
qu'elle a surtout délivré les blancs dont le
développement moral était impossible sous ce
règne d'iniquité. Il n'exagère pas les progrès
accomplis déjà par sa race, il énumère avec
fermeté toutes les qualités qui lui manquent
encore, mais il a foi dans l'avenir préparé par
le collège, par l'école industrielle, par l'habi-
tude prise d'un effort soutenu. Faire son devoir
sur le champ de bataille n'est pas le plus diffi-
cile. Un jour viendra où rien de ce qui est
permis au blanc ne sera défendu ou refusé au
noir. Le ton est fier, sans aucune jactance.
Boker Washington restera dans le souvenir des
Bostoniens comme la figure principale, le lion
de cette journée, avant tout comme un vivant
argument en faveur de sa cause.
Nous allons, la foule s'étant dispersée, regar-
der en détail le monument de Shaw. La partie
architecturale confiée à M. Mac-Kim ne me pa-
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 247
raît pas sans reproche, mais le haut-relief de
Saint-Gaudens est une œuvre dont on ne peut
bien apprécier l'exécution qu'après s'être rendu
compte des difficultés qu'elle offrait. Une im-
pression d'unité toute classique se dégage
de l'ensemble; en même temps, les types sont
d'une réalité scrupuleusement observée. On
me fait remarquer que le cheval n'a rien de
conventionnel, qu'il réunit toutes les caracté-
ristiques du cheval américain. Au-dessus du
groupe en marche flotte une figure de femme,
un bras étendu pour montrer le chemin, rete-
nant de l'autre main les palmes de la gloire et
les pavots de la mort. Chez cette personnification
de la destinée, je reconnais le visage régulier
d'une jeune dame de Boston qui mériterait
d'être grecque. Ces traits d'observation locale
ne sont pas les moins appréciés.
Nous descendons les degrés conduisant aux
bancs de granit placés des deux côtés de la
fontaine qui décore l'autre face du monument.
Là sont inscrits, au centre de couronnes de lau-
riers, les noms des officiers tués dans l'attaque
du fort Wagner et une inscription suit dont
voici le sens :
Au 54e régiment d'infanterie du Massachusetts. Les offi-
ciers blancs firent cause commune avec des hommes de
mS NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
la race méprisée, encore ignorants de la guerre, et ris-
quèrent la mort comme instigateurs d'une insurrection
d'esclaves au cas où on les eût faits prisonniers.
Les noirs, engagés volontaires à l'heure de la mauvaise
fortune, servirent sans solde pendant dix-huit mois jus-
qu'à ce qu'on leur eût décerné la même paye qu'aux
troupes blanches, s'exposant à l'esclavage qui les mena-
çait, s'ils étaient pris; braves dans l'action, patients dans
de lourds travaux, toujours gais parmi les pires priva-
tions.
Ils sont une demi-douzaine de badauds,
occupant les premiers ces deux bancs de pierre
qui font partie du nionument, tous couleur de
suie, les yeux brillants, le sourire aux lèvres.
Ce sourire s'élargit tandis que Tune de nous
achève tout haut la lecture qu'ils faisaient à
demi-voix :
Ensemble, ils donnèrent à la nation et au monde la
preuve immortelle que les Américains d'origine africaine
possèdent la fierté, le courage et le dévouement du soldat
patriote. Cent quatre-vingt mille de ces Américains-là
s'enrôlèrent sous le drapeau de l'armée en 1863-65.
Toute la journée les nègres se succèdent
devant cet ineffaçable certificat d'égalité, toute
la journée, ils grouillent triomphants à travers
la ville. L'inauguration du monument de Shaw
serait un acte de haute politique, quand bien
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 249
même le patriotisme et la reconnaissance
n'eussent pas suifi à l'inspirer.
Mais en rappelant ces choses aujourd'hui, il
me semble que ma plume retarde d'un siècle.
Les incidents de la guerre avec l'Espagne
reculent dans un passé lointain cette guerre
civile, dont on continuait, faute de mieux,
à faire tant de bruit. Voilà le caractère du
Mémorial Day complètement altéré. Les proces-
sions aux tombes des soldats, d'année en année
moins nombreuses, vont recevoir de terribles
renforts. Les drapeaux clairsemés se multi-
plieront par centaines, et combien d'autres
tombes resteront sans décoration sur les plages
tropicales où le climat et la fièvre firent presque
autant de victimes que le canon I
Je suis bien aise d'avoir vu le dernier
Mémorial Day d'une Amérique étrangère aux
conquêtes qui aujourd'hui sont un fait accompli,
cl de loin je salue avec plus de respect que
jamais le monument de Shaw, ce champion
désintéressé de la fraternité humaine.
II
UN PELERINAGE A CONCORD
Comparer le village de Concord où brilla
« cette blanche lumière », le génie d'Emerson,
à Stratford-sur-Avon et à Weimar, serait
d'abord une banalité, le rapprochement ayant
été fait plus d'une fois, et ensuite une erreur
de jugement, comme le sont si souvent les
comparaisons, car la dévotion qui conduit force
pèlerins à Concord est beaucoup plus locale,
jusqu'ici, que celle dont peuvent être l'objet,
dans leurs tabernacles respectifs, Shakspeare.
ou Goethe. Pourtant, Emerson qu'on a si
souvent désigné en France avec une assez vague
admiration comme l'auteur de la Nature, com-
mençant à être sérieusement étudié dans un
groupe de philosophes et de moralistes, il peut
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 251
être opportun d'aller le chercher et le sur-
prendre au lieu qui est le plus imprégné de sa
mémoire. On sait tout ce que Concord fut pour
lui ; il y retrouvait le souvenir de ses aïeux,
presque tous hommes d'église, l'exemple de
son grand -père surtout, le prêtre patriote de
la Révolution ; il y avait vécu enfant, auprès
de sa mère veuve, il y fut toujours rap-
pelé par des affections de famille et de choix ;
enfin, après avoir abandonné l'église unitai-
rienne, il vint y abriter une vie qui, pour
n'avoir plus de but déterminé, n'en était pas
moins vouée à diriger par d'autres chemins les
âmes vers Dieu, justifiant en quelque sorte son
paradoxe que pour être bon ministre, il faut
avoir quitté le ministère.
Le 3 juin, nous prenons le train qui de
Boston conduit en une demi -heure à la retraite
dont Emerson écrivait: « Amoureux de soli-
tude, je m'en allai vivre à la campagne, à
dix-sept milles de Boston, et alors le vent du
nord-ôuest avec ses neiges prit soin de moi et
me défendit contre toute compagnie en hiver,
tandis que les collines et les bancs de sable,
intervenant entre la ville et moi, faisaient
bonne garde en été. » Ces protections ne l'em-
pêchèrent pas d'être assailli par tous les songe-
25"2 NOUVELLE-FRANCE ET NO UVELLK- ANGLETERRE.
creux et tous les visionnaires du monde ,
lesquels, sous prétexte de consulter le Prophète,
dévoraient son temps et sa vie. Si enveloppé
qu'il soit de douceur et de sérénité, il crie
dans ses confidences à son journal l'impatience
que lui causent ces bras de mendiants sans
cesse tendus vers lui et auxquels il sent qu'il
n'appartient pas. Qu'ils meurent ou qu'ils
s'aident eux-mêmes ! Il y aurait beaucoup à
dire du reste sur la « douceur implacable »
d'Emcrson, sur sa glaciale urbanité, sur sa
réserve tout aristocratique, sur sa sensitivité
qui lui rendait pénible tout contact direct
avec les masses, ou plutôt il y avait beaucoup
à dire avant les excellents travaux qui ont
paru récemment en Â.mérique, la biographie
si consciencieuse, si intime, si complète de
M. Cabot * et l'essai de M. J. Chapman qui est
en quelques pages une œuvre de premier ordre
d'où se dégage le jugement le plus libre et le
plus sûr qu'on ait encore porté sur l'homme,
le philosophe et le poète
J'éprouve une impression désagréable quand
les amis qui m'accompagnent s'écrient, après
m'avoir désigné de loin la fameuse prison
1. A Meinoir of Ralph Waldo Emerson, by James Elliot Cabot,
2 vol. ; Houghton Mifflin, Boston.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 253
d'État et cette énorme fabrique de Waltham
d'où sortent annuellement cinq cent cinquante
mille montres : — Voilà le lac Walden, l'ermi-
tage de Thoreau I
Les livres de ce disciple d'Emerson en qui
le maître trouvait un mélange du Spartiate et
de l'Hindou et d'abord un être profondément,
absolument original, encore qu'il lui ressem-
blât ou parce qu'il lui ressemblait, ces livres
d'un ermite en rupture irréconciliable avec la
société^ ne m'avaient pas préparée à une « soli-
tude » que l'on découvre du chemin de fer et
où les promeneurs du dimanche vont faire
des pique - niques . Simplicité primitive de
Walden, socialisme de Brook-Farm, envolées
vertigineuses des Transcendentalistes vers la
culture esthétique et sentimentale, tout cela ne
serait-il qu'une pose?
Comme s'il ne pouvait arriver que les
préludes d'une Révolution soient exagérés ou
même ridicules sans être pour cela moins
significatifs I Mais cette réflexion ne me vint
que plus tard ; je note en toute humilité mon
premier mouvement : j'abordai Concord avec
quelque méfiance.
1. Voir le Naturalisme aux Étals-Unis, dans la Revue des
Deux Mondes du 15 septembre 1887.
15
254 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
L'endroit est charmant, les collines basses,
séparées par d'étroites vallées qui ne sont
guère que des ravins de verdure, étant par-
tout couvertes de beaux bois qui débordent
jusque dans le village. Nous nous dirigeons
sous un berceau ininterrompu d'érables ma-
gnifiques, Lexington Street, vers la maison
d'Emerson. Il avait dénoncé son apparence
médiocre, mais en ajoutant : « Nous y met-
trons tant de livres et de papiers et, si c'est
possible, tant d'amis intéressants, qu'elle aura
de l'esprit autant qu'elle en peut porter. »
Cette maison est en bois peint comme toutes
les maisons de campagne de la Nouvelle-An-
gleterre ; un petit chemin dallé conduit au
porche que soutiennent deux colonnes ; même
péristyle du côté qui représente la façade
principale. Un jardin l'entoure, ce jardin où
il émondait lui-même ses arbres fruitiers en
avouant qu'il se faisait l'effet de l'empereur de
la Chine à la tête d'une charrue symbolique,
et où il piochait si maladroitement que son
petit garçon lui disait avec sollicitude :
« Prenez garde, papa, de vous piocher la jambe.
Mes yeux ne peuvent se détacher de cette
prairie en pente douce qui descend vers la
rivière qu'il traversait pour prendre le sentier
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 255
conduisant à Walden à travers les champs, sa
promenade favorite. Ce verger, ce potager où
il se reposait par le travail manuel d'une
tension d'esprit incessante sont encore remplis
de sa présence. Il partageait la journée entre
ses livres et la contemplation d'un coucher
de soleil, d'une tempête de neige, d'un certain
tournant de la Goncord-River. Tout le pay-
sage où ce voyant discernait entre elles et
adorait à la fois « les harmonies qui sont
dans l'âme et la matière, spécialement les
correspondances entre celles-ci et celles-là »,
revêt par suite un caractère idéal. — Allons
voir ses livres maintenant.
Miss Emerson habite la maison paternelle ;
elle est absente aujourd'hui, mais nous sommes
reçues par une de ses amies qui nous autorise
à tout visiter. Voici, comme dans un grand
nombre de maisons américaines, le vestibule
où débouche l'escalier. A droite le cabinet
d'Emerson ; rien n'y a été changé, sa table à
écrire reste intacte ; il semble que devant elle
le vieux fauteuil l'attende encore. Ce n'est certes
pas un cabinet d'apparat, mais un vrai labo-
ratoire de recherches et d'idées. Les volumes
de la bibliothèque, relativement peu considé-
rable, sont vieux et usés, des compagnons
256 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
fidèles, consultés tant de fois I Je remarque
une première édition des poèmes de ïen-
nyson, partout annotée, Platon, dont Emerson
est sorti tout entier, Plutarque et Montaigne
qu'il aimait comme un frère pour son dédain
du raisonnement systématique, pour l'indé-
pendance avec laquelle il tenait à comprendre
ce qu'il croyait, au lieu de s'en tenir à
des formules toutes faites. Cette admiration
accordée à Montaigne, de même que d'autres
dogmes émersoniens, a fait son chemin en
Amérique, si bien que je n'ai jamais rencontré
de femme qui n'affichât un enthousiasme sans
bornes pour notre grand sceptique. Emerson
ne goûtait guère d'ailleurs la littérature fran-
çaise, l'esprit français. Cet esprit agile devait
le déconcerter quelquefois, comme faisait le
boulevard, lorsque, visitant Paris sans plaisir,
il croyait l'entendre dire : « Qui vous amène,
mon grave Monsieur? »
A en juger par ce que je vois sur les murs,
il avait le culte de Michel- Ange et de Raphaël.
Ceci s'accorde avec ce que nous savons de son
esthétique toute religieuse : la beauté des
églises catholiques le touchait autant que leur
hospitalité; il aimait leurs portes toujours
ouvertes, il aurait voulu de la peinture, de la
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 257
sculpture dans les temples de son pays, et le
culte idéal qu'il rêvait eût gardé des points de
ressemblance avec les symboliques cérémonies
romaines. Il reprochait à l'église unitairienne
d'oublier un peu trop que les hommes sont
poètes. Devant son écritoire, je pense à ce que
nous apprend M. Cabot de sa manière de tra-
vailler. Dès que ses pensées avaient pris une
forme, il les jetait sur son journal ; ce journal
était l'inépuisable carrière d'où il tirait ses
essais et ses conférences. Avait-il un article
à faire, il en prenait les matériaux réunis sous
telle ou telle rubrique et y ajoutait ce que lui
suggérait le moment. Tout en se rendant par-
faitement compte des lacunes et du décousu
inséparables d'un pareil procédé, il refusait de
se dégrader par la recherche d'une pensée.
« Si elle vient, je l'accueille volontiers, mais
si elle ne vient pas spontanément, c'est qu'elle
ne viendrait pas bonne. »
Je. regrette que dans ce foyer de l'inspira-
tion on ait placé le buste qui fut fait de lui
tout à la fm de sa vie, quand avaient dû dis-
paraître la merveilleuse mobilité de l'expres-
sion et cette délicatesse qui s'alliait chez lui à
l'extrême fermeté des lignes. C'est une tête de
vieillard qui nous accueille ; French, le seul-
258 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- AN G LETERR E.
pteur, s'efforça en vain d'y mettre cette superbe
lueur de génie qui dans la conversation éclai-
rait soudain, d'après le témoignage de ceux qui
l'ont connu, ce visage ecclésiastique aux che-
veux plats, au nez long, à la bouche discrète.
— L'embarras, disait gaiement Emerson
parlant de son buste, c'est que plus il me res-
semble, plus il est laid.
Le sage raillait d'un sourire sa propre
décrépitude. Elle s'annonça par l'embarras de
la parole ; à propos d'un parapluie il disait :
« Je ne sais plus son nom, mais je sais son
histoire ; les étrangers le prennent et l'em-
portent. » Une de mes amies de Boston, qui le
priait de venir dîner chez elle, obtint cette
réponse : « Comment serait-ce possible? Je
ne me rappelle plus que deux mots : si et
mais. »
C'est l'Emerson de ce temps-là que nous a
conservé le buste de Daniel French ; certes il
fut noble et touchant jusqu'au bout, conti-
nuant à contempler de la piazza de sa maison,
où après tant d'activité dépensée il aspirait au
suprême repos, le cours fuyant de sa rivière
chérie et les couchers de soleil qui pâlissaient
à l'horizon ; mais ce n'est pas là l'Emerson que
nous voudrions auprès de cette table à écrire
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 259
OÙ furent tracées des œuvres assez fortes pour
modifier profondément l'âme d'airain de la
Nouvelle-Angleterre, en attendant que leur
action s'étendît au monde entier.
A côté du cabinet s'ouvre un salon de la
simplicité la plus austère. J'y remarque le
cadeau de noces que Carlyle fît à madame
Emerson, une gravure d'après V Aurore du
Guide. Carlyle et Emerson se rencontrèrent
tout juste assez pour nouer une de ces amitiés
issues de l'attrait des contrastes; l'un d'eux
croyait à la vertu de l'autorité, l'autre à celle
de la liberté : ils différaient au moral autant
qu'au physique. Un portrait de Carlyle avec sa
rude chevelure en désordre, sa physionomie
âpre et tourmentée, représente la force presque
brutale dans cet intérieur si calme, si recueilli
où se reflète pour ainsi dire l'immatérialité
d'Emerson. Ce maître séraphique ne pouvait,
on le lui a reproché, rien échanger de person-
nel avec les humains; ses relations avec la
Nature étaient plus faciles. Il semble que la
rivière ait gardé l'écho des vers harmonieux
qu'il lui adresse en l'interpellant par son nom
indien :
Ta voix d'été, Musketaquid, — Répète la musique de
la pluie...
260 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Le jardin aussi se souvient qu'il lui a dit :
Si je pouvais mettre mes bois en chansons, dire ce
qu'ils donnent de délices, — Tous les hommes viendraient
en foule dans mon jardin — Et laisseraient les cités
désertes...
Mon jardin est une lisière de forêt qu'entourent des
forêts plus anciennes. — En pente il descend vers le
bord du lac bleu, — Puis il plonge dans les profondeurs.
Il y a entre lui et les choses qu'il spiritualise
une intimité à rendre jaloux ses amis moins
bien partagés, une tendresse à désespérer la
pauvre Margaret Fuller surtout, dont le tempé-
rament ardent et impérieux lui fit toujours
peur. Nous croyons la voir dans cette mai-
son qu'elle remplit aux beaux jours du trans-
cendentalisme de son éloquence passionnée, de
son exaltation un peu théâtrale; elle passe
avec des allures de sibylle, paraissant toujours
demander à son ami « je ne sais quoi qu'il n'a
pas ou qui n'est pas pour elle ».
Nous voici de nouveau dans l'avenue, et
maintenant l'image évoquée par Nathaniel
Hawthorne nous poursuit : « Il faisait bon le
rencontrer dans notre avenue, avec ce pur
rayonnement intellectuel qui émanait de sa
présence comme du vêtement d'un être glo-
rieux. Et lui, si tranquille, si simple, accueil-
I
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 261
lant chaque être vivant comme s'il se fût
attendu à en recevoir plus qu'il ne pouvait lui
donner. Il était impossible de demeurer dans
son voisinage sans respirer plus ou moins
l'influence alpestre de sa haute pensée. »
Si Hawthorne rendit justice à Emerson,
Emerson n'éprouva jamais pour lui de sym-
pathie très vive. Il déclarait ne pouvoir lire
aucun de ses livres avec plaisir. Aveu qui
n'étonne qu'à demi quand on se rappelle
certains portraits impitoyables du Blithedale
romance, où il est facile de reconnaître, parmi
les philanthropes chimériques, les utopistes ob-
stinés, les rêveurs orgueilleux qui prétendent
vainement régénérer le monde, tout le groupe
de Concord, les amis d'Emerson, Hawthorne
d'ailleurs parmi eux, et Emerson lui-même.
Les deux grands hommes étaient voisins, mais
autant la maison d'Emerson était ouverte à la
foule des enthousiastes et des oisifs qui venaient
le prendre pour guide de gré ou de force,
autant celle de Hawthorne, que nous attein-
drons tout à l'heure sur cette même avenue,
se fermait aux importuns. La taciturnité, la
sauvagerie du romancier étaient proverbiales.
Je regarde avec émotion cette espèce de belvé-
dère, la tour d'ivoire où l'alchimiste composait
15.
262 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- A N GLETERRE.
un philtre rare, inimitable, mélange d'analyse
ultra-subtile et de vigueur dramatique extra-
ordinaire dont ses romans sont imprégnés*
Quelques-uns méritent certainement de compter
parmi les plus beaux qui aient été de notre
temps écrits en langue anglaise.
Sauf les Contes deux fois dits, par lesquels il
débuta, les Mousses du vieux presbytère que lui
inspira sa première demeure à Concord, et Ja
célèbre Lettre rouge dont s'enorgueillit Salem,
presque tous virent le jour dans ce Wayside
home qu'il habita depuis 1852. Il le trouvait
beaucoup trop accessible et, dès que lui était
signalée une visite, gagnait le bois. Un sentier
propice à cette fuite devait être, prétendait-il,
le seul souvenir qui resterait de lui. Certes, la
Ijelle tête léonine que reproduisent ses por-
traits ne donnerait l'idée ni de cette modestie,
ni de cette timidité.
Entre la maison d'Emerson et celle de Haw-
thorne, nous nous sommes arrêtées devant
Orchard House où demeurèrent longtemps les
Alcott, Alcott, bâtisseur de mondes comme
l'appelait l'oracle de Concord, qui manquait
quelquefois de jugement, car ce bâtisseur de
mondes ne fut pas capable de mener à bien la
construction d'un simple phalanstère. On sait
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 263
quelle fut la fin des expériences quasi fourié-
ristes de Brook-Farm et de Fruitlands, mais
l'incapacité pratique n'était pas pour détourner
de lui Emerson qui faisait cas de ses théories
sans croire beaucoup à leur succès. D'après
Emerson, l'homme doit se renouveler inté-
rieurement avant de pouvoir améliorer son
sort extérieur. Cette certitude l'empêcha tou-
jours de se mettre en avant pour aucune
réforme, sauf celles qui touchent directement
à l'être spirituel, celles qui, faisant penser
et agir les hommes, au lieu de les laisser en
proie aux circonstances, les conduisent à être
autre chose que de misérables accidents.
Il explique d'ailleurs d'une façon très particu-
lière et où perce un grain d'égoïsme le plaisir
que lui procure la société d'Alcott : « Quand je
cause avec lui, c'est moins pour pénétrer ses
pensées que pour m'observer sous son influence ;
il m'excite et je pense librement. » Aujourd'hui
le nom de celui qu'il trouvait à tort ou à raison
plus dieu que tous les autres, est bien oublié ;
mais on se souvient de la fille d'Alcott, l'auteur
charmant de ces livres pour la jeunesse qui ont
été traduits en français : Little men, Little
women. Je salue avec plaisir la fenêtre devant
laquelle courait sa plume sans prétention.
264 NOUVELLE-FRANCE ET NO UVELLE- ANGLETERRE.
Nous avons failli passer sans la regarder,
tant son apparence est modeste, devant l'École
de philosophie, désormais close, où les beaux
esprits de Concord se rassemblaient après la
mort du maître pour évoquer ses leçons. On y
entendit plus d'une belle conférence.
Après la maison de Hawthorne, presque à
l'endroit où nous sommes conviées à voir le
premier cep de vigne noueux et colossal d'ofi
est sorti tout le fameux raisin de Concord, qui
n'a rien de commun • avec le chasselas, on
tourne Merriam' s Corner, le coin de route où
les Anglais battirent en retraite (1775), et
nous abordons le Concord historique. Voilà le
vieux presbytère (Old Manse) bâti par le révé-
rend William Emerson. Juste en face, une
taverne peinte en rouge conserve la trace des
balles tirées dans la journée du 17 avril.
Devant elle, une pierre indique l'endroit où
tomba mortellement blessé le premier soldat
anglais. Ces souvenirs de révolte et de guerre
ajoutent à l'impression que produit la demeure
où Ralph Waldo Emerson vécut son enfance
pensive, où plus tard il revint auprès des
Ripley, derniers habitants du logis, écrire
l'essai « de la Nature », où à son tour se déve-
loppa le génie pessimiste de Hawthorne, si
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 265
différent sous des influences semblables. Au
bout de l'allée plantée d'arbres qui le sépare
de la route, le vieux presbytère aux tons
d'argent, dans un cadre de sapins noirs et de
lianes échevelées, est ce que j'ai vu de plus
mélancolique parmi ces antiquités bizarres, les
maisons de planches de la période coloniale.
Alentour, le paysage présente toujours l'étendue
de prairies, les buttes couvertes de chênes et
de hêtres où Emerson nous raconte qu'il errait
avec ses frères en récitant des vers ou en se
représentant les héros du passé. Nous suivons
la route sur laquelle son grand-père, le pasteur
deConcord, vit, de la petite fenêtre d'un pignon,
les fermiers, ses paroissiens, mettre en déroute
les habits rouges ; puis nous atteignons le
Monument, la pierre votive dressée « en signe
de reconnaissance à Dieu et en l'honneur de
la liberté ».
Nous passons le pont sur la rivière sinueuse
et claire qui coule à pleins bords dans le gazon,
pour- regarder de près la statue de Daniel
French représentant le minute-man, un milicien
de ce détachement qui, toujours sur le qui-
vive, devait être prêt à la minute. C'est un
jeune fermier de Concord en hautes guêtres et
chapeau rond ; il vient de saisir son fusil ; son
266 NOUVELLE-FRANCE ET NO U VELLE- ANGLETERRE.
habit est posé à côté de lui sur la charrue qu'il
abandonne. Il y en eut quatre cent cinquante
qui se battirent ici comme de vieux soldats et
qui, sans ordre ni discipline, harcelèrent ensuite
jusqu'à Boston les troupes anglaises.
Sur certains sites, on croit voir planer encore
l'ombre d'un grand événement ; tel n'est pas
le pont du Concord. Jamais campagne plus
riante ne parut ignorer les violences de la
guerre. Les eaux abondantes et rapides viennent,
après le débordement annuel, de rentrer dans
leur lit, laissant les prairies tout en fleur et
d'une éclatante verdure. Des iris, des glaïeuls
remplissent la petite crique où se berce une
barque à l'ancre sous d'épais ombrages retom-
bants. On placerait ici une idylle plutôt qu'un
poème épique, et cependant le minute-man nous
dit de sa voix de bronze :
Ici, près de ce pont agreste, — l'étendard s'est ouvert à la
brise d'avril, — ici, les fermiers se rangèrent en bataille et
tirèrent le coup de feu qu'entendit l'univers.
Nous revenons sur nos pas, et les humbles
reliques de la Révolution s'offrent à nous dans
le Cabinet d'Antiquités, la lanterne par exemple
de Paul Révère, qui joua un si grand rôle à la
veille de la bataille de Lexington, en brillant,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 267
signal convenu, au sommet d'un clocher. Ce
petit musée est dans la même rue que l'église
unitairienne, l'église blanche qu'Emerson fré-
quentait de nouveau chaque dimanche en sa
vieillesse. Et il ne se déjugeait pas pour cela,
n'ayant jamais voulu attaquer aucun culte,
aucune forme, mais seulement éveiller leâ âmes
à un sentiment plus vif de ce qu'elles croient,
en écartant ce qui peut obscurcir ou abaisser
leur croyance. Ses obsèques y furent célébrées
le 30 avril 1882 au milieu du deuil général.
Nous nous les représentons, si simples, plus
solennelles cependant que celles d'un roi, tout
en marchant vers le Sleepy-Hollow (val dormant).
Le Sleepy-HoÂow est digne du nom qu'il a em-
prunté à une légende. Jamais lieu plus poétique
ne fut choisi pour champ de repos. Des acci-
dents de terrain très proches les uns des autres
contribuent à la beauté de cette espèce de bois
sacré où les essences d'arbres les plus diverses
entremêlent les nuances délicates de leur feuil-
lage au-dessus des tombes, qui ce jour-là étaient
fleuries comme elles le sont chez nous le jour
des Morts. C'est que le jour des Morts, à
une date différente, il est vrai, est fêté depuis
peu dans l'Amérique protestante.
On vous dira que cette façon d'honorer les
268 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
morts n'implique pas que l'on prie pour eux ;
mais en réalité il y a là un retour fatal aux
traditions, un irrésistible besoin ressenti par
tous les vivants, à quelque religion qu'ils ap-
partiennent, de communier avec les disparus
qui leur furent chers. La décoration des tombes
de soldats servit de prétexte, puis il arriva que
les fleurs réservées d'abord aux défenseurs
de la patrie furent ofl'ertes à d'autres défunts,
de sorte qu'au l^'' juin les cimetières d'Amé-
rique ressemblent beaucoup à ce que sont les
nôtres le 2 novembre. Les puritains, — je l'ai
déjà dit, et il suffit pour s'en rendre compte
de voir les lignes uniformes et serrées de
tables d'ardoises plantées debout dans le
vieux cimetière colonial de Concord, — les pu-
ritains mirent une ardeur farouche à effacer
tous les symboles. Leurs fils y sont revenus et
peut-être l'influence d'Emerson y a-t-elle été
pour beaucoup. Le Sleepy-Hollow tout entier
semble consacré à sa mémoire. Il le domine
du sommet d'un monticule escarpé.
Nous gravissons le sentier tournant que
veinent les racines saillantes des grands pins,
et nous atteignons le bloc énorme de quartz
rose, un fragment de glacier qui n'a de rival
au monde que le rocher battu par les flots,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 269
mausolée de Chateaubriand. Par cette belle
journée, le soleil fait étinceler le cristal vierge,
pur et lumineux comme l'esprit même dont il
est l'emblème. Au pied, sous un tertre sans
nom, s'efface la femme du grand homme. Les
pierres tombales des autres membres de la
famille sont dispersées alentour. Celle d'un
enfant chéri, mort à cinq ans, porte les vers
dignes d'une anthologie grecque que son père
lui consacra dans la pièce intitulée Threnody :
The hyacinthine boy, for whom
Morn well might break and April bloom,
The gracions boy who did adorn
The world whereinlo he was born,
And by his countenance repay
The favor of the loving day,
Has disappeared from the day's eye.
Sur le bloc de granit qui recouvre les restes
du fidèle disciple, Henry Thoreau, est jetée
aujourd'hui une gerbe d'orchis roses dont le
nom revenait fréquemment sous sa plume.
Heureux l'écrivain qui s'impose ainsi à des
souvenirs de tendresse I
De petites bornes en marbre blanc, frappées
de simples initiales, indiquent à peine la sépul-
ture des Alcott.
Les enfants de madame Ripley, l'admirable
270 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERR E.
femme du révérend Samuel Ripley, oncle
d'Emerson, ont inscrit sur la tombe de leur
mère un fragment de la vie d'Agricola. Elle
aimait à lire Tacite en latin, comme elle lisait
Théocrite en grec et les auteurs français, ita-
liens ou allemands chacun dans sa langue, avec
une égale facilité. Emerson disait cependant
qu'elle était encore supérieure à tout ce qu'elle
savait. Dévorée du besoin d'apprendre, elle
vécut en compagnie de ses richesses littéraires
et scientifiques dans un état de contentement
que rien ne pouvait lui faire perdre et en suf-
fisant aux devoirs domestiques les plus mul-
tiples. Jamais l'idée de produire rien de per-
sonnel ne lui vint, elle était trop occupée à
acquérir des connaissances nouvelles, tout en
aidant son mari, qui préparait des jeunes gens
à l'Université, et en élevant ses sept enfants.
Gela bien souvent sans domestique, forcée de
servir elle-même le déjeuner dès cinq heures
du matin et de raccommoder les hardes de la
famille. Sa simplicité n'avait d'égale que sa
distraction; l'histoire du balai qu'elle trans-
porta certain jour à travers la ville de Boston,
tout en causant, est restée légendaire. Madame
Ripley fut jusqu'au bout la conseillère vénérée
d'Emerson, de même que «la sage Elizabeth»,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 27i
Elizabelli Hoar, la fiancée de son frère défunt,
était la confidente de ses plus secrètes pensées,
sa pierre de touche.
Nous descendons vers la dernière demeure
de Hawthorne, où la pervenche pousse à foison*
En errant sous les ombrages mystiques
du Sleepy-Hollow, au milieu d'un imposant
silence, les mots du poète : Ici, il y a des dieux,
ne sortent pas de ma pensée, mêlés aux ensei-
gnements vraiment divins d'Emerson. Que
d'autres sourient du transcendentalisme qui,
soit dit en passant, se laissa donner, mais ne
prit jamais ce nom ambitieux, qui se garda
d'imposer des lois quelconques, qui n'eut que
des buts larges, indéfinis, non promulgués,
qui ne fut en un mot qu'un très noble état
d'âme; je le respecte avec toutes ses exagéra-
tions et toutes ses puérilités. Je ne reprocherai
pas à Alcott ses manies, pas plus qu'à Margaret
Fuller son pédantisme, je ne chercherai point
querelle à ïhoreau, comme j'étais prête à le
faire en arrivant, pour s'être vanté d*âvoir vécu
solitaire au fond des bois, dans une maison
bâtie de ses mains, tout cela près du lac
Walden, d'où il entendait, — le mot est cruel,
— la cloche du dîner d'Emerson. Ces gens ont
été après tout les champions de l'idéal, ils ont
272 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
délivré leurs concitoyens des liens de la rou-
tine et du convenu ; leur originalité s'est affir-
mée d'une façon généreuse dans ses excès
mêmes, et leur héritage a contribué pour une
grande part à former la société bostonienne
d'aujourd'hui. Certes elle ne ressemble plus
guère à la société rigide et artificielle que vou-
lurent réformer, que transformèrent plutôt ces
apôtres de la culture et de l'individualité. S'ils
ne furent pas toujours très naturels, dans le
sens que nous donnons à ce mot, par leur
préoccupation même de revenir à la nature,
d'être parfaitement eux-mêmes, de ne point se
ressembler entre eux, ils furent du moins tou-
jours sincères.
Quand, en regagnant le chemin de fer, je
passe devant la petite maison confortable
de Thoreau qu'il quitta pour aller à la porte
de chez lui se nourrir de racines, travailler de
ses bras et coucher à la belle étoile, je ne puis
refuser mon estime à la loyauté de l'intention,
d'autant plus qu'elle eut pour suite des « livres
de plein air » qui ont fait profiter toute une
génération des deux années de vie primitive
dont voulut goûter leur auteur.
IV
SALEM ET SES ENVIRONS
Le vieux puritanisme de la Nouvelle-Angle-
terre , si étranger à tous nos instincts et
qu'Emerson perça de si larges fenêtres pour
y faire entrer l'air et la lumière, m'est apparu
plus vivant qu'ailleurs à Salem, la cité mère
du Massachusetts. Un nuage noir semble peser
à tout jamais sur la colline sinistre où s'éleva
le gibet des sorcières, où se manifesta le moyen
âge américain qui rappelle singulièrement le
nôtre, à la grande poésie près.
Superstitions, tortures, envoûtements, sorti-
lèges, excommunications, rien ne manqua
pour remplir de ténèbres et d'horreur
Tannée 1692. Rappelons-nous que le procès
d'Urbain Grandier avait lieu en France un
274 NOUVELLE-PHANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
peu plus tôt seulement, avec l'approbation
pleine et entière du cardinal de Richelieu ;
n'importe, il est à noter que les protestants
ne sont jamais restés au-dessous des catholiques
sur le chapitre du fanatisme. En Amérique,
ils les dépassèrent même de beaucoup ; on
chercherait vainement dans les annales du
Canada des exemples semblables.
La lettre tue, c'est le cas de le dire, puis-
qu'un texte de la Bible tant de fois lue, relue,
scrutée et commentée, dit formellement : « Tu
ne permettras pas à un sorcier de vivre ».
Là-dessus, de sages gouverneurs, de savants
théologiens firent sans remords dresser des
potences.
Tout le monde connaît l'histoire lamentable
des sorciers de Salem, comment, sur la dénon-
ciation de huit petites filles dont plusieurs
déclarèrent plus tard avoir été folles ou avoir
« parlé pour rire », vingt innocents furent
livrés à la corde, sans compter ceux qui
succombèrent en prison. Les médecins d'au-
jourd'hui reconnaîtraient dans les illusions et
les convulsions des « enfants affligés » un cas
bien caractérisé d'hystérie, joint au besoin de
se distraire un peu, de faire du bruit, de
rompre la monotonie de cette existence austère,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 275
étoulfante, où la gaieté, même honnête, eût été
taxée de péché. For fun , par plaisanterie
lugubre, macabre, faute de mieux, ces filles
à qui la danse, la toilette, tout enfin était
interdit, se donnèrent l'amusement pervers
d'agiter la communauté ; elles se moquèrent
une bonne fois, à tout risque, des ministres
impitoyablement rabat-joie qui en étaient les
arbitres. Les souvenirs de | cette mystification
remplissent encore Salem qui , un peu
d'art et de réclame y aidant, a l'aspect
voulu pour les faire valoir. Avec ses deux
fortins croulants, plantés des deux côtés d'un
port désormais réduit au cabotage qui rem-
place mal le grand commerce asiatique d'au-
trefois, elle sommeille, aux trois quarts morte,
pareille à un grand magasin d'antiquités ,
antiquités relatives, cela va sans dire, remon-
tant tout juste au xvii^ siècle. L'architecture
même de la gare vous impressionne au débar-
qué, en affectant des airs de forteresse ou de
prison. Deux tours noires, d'aspect rébarbatif,
semblent vous dire : « C'est ici que souffrirent
les malheureux accusés de criminelle conni-
vence avec un chat noir ou un oiseau jaune,
avec des formes volantes et rampantes qui ne
pouvaient être que le diable ».
276 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Non loin du chemin de fer se trouvaient le
pilori et le poteau où l'on fouettait les condam-
nés pour des délits qui souvent n'avaient rien
à faire avec le droit commun; l'obstination à
ne pas fréquenter l'église suffisait. Devant nous
une assez belle rue offre à notre curiosité des
boutiques remplies de vieilles ferrailles, de
vieilles poteries, de mauvaises estampes, de
prétendu bric-à-brac vendu très cher et qui
date, cela va sans dire, de l'époque du procès.
Les marchands de balais sont nombreux, ce
qui est de rigueur dans un pays de sorcières.
L'étranger se porte d'abord vers la pharmacie
du Vieux Coin, la Witch-Hovse comme on l'ap-
pelle. Au début de l'atroce persécution, eurent
lieu chez le magistrat qui l'habitait, Jonathan
Corwin, les interrogatoires continués ensuite
dans la meeting -house. Dès 1635, Roger Wil-
liams, arrivé d'Angleterre, avait logé dans cette
même maison de planches. Il fut très cruelle-
ment chassé de la ville, et partit de là pour
fonder la colonie de Providence sur des bases
de liberté religieuse absolue dont il n'avait
certes pas trouvé l'exemple à Salem.
Rien n'a été changé aux parois ni aux solives
de la chambre où il se berça, au cœur môme
du plus implacable fanatisme, d'un beau rêve
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 277
de tolérance universelle. Seulement la très
large cheminée est devenue un couloir qui
fait communiquer deux pièces ; dans Farrière-
boutique, on vend des baguettes de coudrier
et différents objets relatifs aux sorcières. En
écoutant bien, j'entends de faibles échos répé-
ter les questions ineptes posées à ces malheu-
reuses : « Quand vous chevauchez vos bâtons,
allez- vous à travers les arbres ou par-dessus ? »
Peut-on s'étonner que l'imbécillité des uns ait
produit la folie des autres, et que les prétendus
suppôts de Satan aient fini quelquefois par
avouer, sans avoir en réalité rien commis, ou
par accuser le voisin, ce qui était le meilleur
moyen d'obtenir miséricorde?
Cependant le pharmacien, qui a très avanta-
geusement remplacé magistrats et sorcières dans
la vieille maison, nous vend une friandise par-
ticulière au pays, le « gibraltar », bonbon forte-
ment parfumé à la menthe et dont le nom tient
sans doute à la dureté de roc qui le distingue.
Tandis que nous lions connaissance avec lui,
on est allé quérir le fameux George Arvedson,
« seul guide compétent » de la ville de Salem.
Pour mieux dire, Salem appartient à George
Arvedson, et il croit en être personnellement
l'un des traits principaux, puisque, dès les pre-
16
278 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
mières politesses, il avertit ses clients que la
généalogie des Arvedson, d'origine suédoise, re-
monte au xv^ siècle, ce qui ne l'empêche pas
de se contenter d'un dollar l'heure. Il condes-
cend même à vous procurer des voitures et
vous commande au besoin un déjeuner à « la
vieille boulangerie », Old Bakery, que le fait
d'être antérieure à 1690 recommande appa-
remment à l'estime des gourmets. Lorsqu'on
revient d'Amérique, par parenthèse, les objets
anciens font horreur, on voudrait proscrire le
mot vieux du dictionnaire, tant le culte sans
aucun discernement de la vieillerie, quelle
qu'elle soit, vous a souvent offusqué. Notre
guide américano-Scandinave montre du génie
en rattachant ses origines au xv*^ siècle.
D'un air d'autorité, il nous conduit où bon
lui semble, sans s'inquiéter de ce que nous
désirons voir : « Je reconnais tout de suite, dit-il,
la nationalité des voyageurs à ceci :les Français
sont curieux avant tout des sorcières, les An-
glais me questionnent sur Haw^thorne. » Mais
il ne doute pas un instant que les visiteurs, de
quelque pays qu'ils viennent, ne s'intéressent
à sa propre maison, la maison des Arvedson,
qu'il désigne avec fierté en annonçant qu'elle
fut celle de son arrière-grand-père et que deux
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 279
fois il y vit le jour, car, étant devenu aveugle,
il recouvra la vue.
Salem est, somme toute, une très jolie ville
malgré ses allures un peu somnolentes et sa
réputation tragique. L'orme, cette parure fores-
tière de l'Amérique, s'y manifeste avec splen-
deur; on se promène sous de hautes voûtes
de verdure dont nulle part je n'ai rencontré
l'équivalent. Les maisons sont enguirlandées
de feuillage, tapissées de « lierre de Boston ».
L'une des plus belles est celle de Timolhée
Pickering, adjudant général des armées de
Washington, l'un des chefs du parti fédéral
aux États-Unis ; une plaque de bronze au-dessus
de la porte nous rappelle ses mérites.
Auprès des hôtels particuliers de date ré-
cente, les habitations primitives se font recon-
naître à leur cheminée unique, à leurs pignons
bizarres, à leurs toits en croupe, à pans rompus,
gambrel roof ou lintoo roof ; ce nom indique
les pans inégaux, descendant d'un côté jusqu'à
terre ou il s'en faut de peu. Le premier étage
en saillie servait de position pour tirer sur les
Lidiens quand ils attaquaient. Une de ces
cabanes vermoulues est celle de Brigitte Bishop,
Ja première sorcière exécutée, personne quelque
peu excentrique, à qui l'on pouvait reprocher
280 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
de vendre du cidre et d'offrir aux consomma-
teurs les séductions d'un jeu de galet, le seul
que se permissent les moins intransigeants
d'entre les puritains. En outre, elle portait un
corsage rouge à l'époque où les couleurs
sombres étaient recommandées; ces méfaits
ne lui parurent pas suffisants pour motiver
son arrestation, car elle s'arma d'une bêche
contre ses accusateurs ; mais les voisins ayant
prétendu qu'elle les paralysait en braquant
sur eux le mauvais œil, ce fut assez pour
convaincre de son crime des inquisiteurs
calvinistes tels que Jonathan Gorwin, John
Haworth et le ministre Noyés, groupe sinistre
de terribles honnêtes gens que vint renfor-
cer ensuite le grand théologien de Boston,
Cotton Mathers. On la pendit. On pendit bien
un pauvre chien convaincu de sorcellerie I Une
petite fille de quatre ans fut tout près de
subir le même sort. Mais ce ne sont là que
des épisodes insignifiants. Arvedson nous fait
toucher les pièces authentiques du grand
drame dans une salle du Palais de Justice.
Là nous nous trouvons devant les procès-ver-
baux des séances, précieusement conservés avec
quelques épingles rouillées produites comme
pièces à conviction. Ces grosses signatures
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE, 281
laborieuses, ces autographes en caractères vieil-
lots évoquent pour nous la présence même
des personnages : les signes appuyés de l'entê-
tement, le tremblement nerveux de la peur
sont visibles et comme vivants. Une page est
tournée au nom de Gorey, rappelant la plus
affreuse peut-être de toutes ces exécutions.
Marthe Corey, intelligente autant que coura-
geuse, ne se borna pas à affirmer son inno-
cence, elle osa faire entendre qu'elle ne croyait
pas à la magie ; audace presque unique, car
la bonne foi des bourreaux n'avait d'égale que
la superstition de la plupart des victimes.
Crédule entre tous était Giles Corey, le mari
de Marthe, un bonhomme de quatre-vingts ans.
Ses dépositions absurdes contribuèrent à faire
condamner sa femme ; quand il essaya de les
retirer, il devint aussitôt suspect et fut arrêté
à son tour. Alors ce vieillard, si faible jusque-
là, s'imposa une expiation sublime. Il savait
que le refus délibéré de répondre aux juges
entraînait avec lui quelque chose de plus
affreux que la mort immédiate. La punition
des silencieux consistait à être pressé jusqu'à ce
que la parole sortît, c'est-à-dire que le coupable
était couché presque nu sur le sol de son
cachot, sans autre couverture qu'un poids
16.
282 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- A NGLETERRE.
énorme, qu'on ne retirait qu'après l'aveu. Le
supplice pouvait durer plusieurs jours. Corey
se laissa presser jusqu'à la mort sans prononcer
un mot.
Avec Arvedson, l'intérêt marche crescendo;
c'est le plus habile des metteurs en scène. Il
nous introduit ensuite à l'Essex Institut, grand
bâtiment de briques qui renferme des collec-
tions d'antiquités américaines, indiscutables,
celles-là. Plusieurs salles sont remplies d'armes
très lourdes, de chaufferettes énormes portées
autrefois à l'église par les fidèles pendant les
interminables sermons, de chenets de fer, de
tournebroches, d'ustensiles certainement moins
curieux pour les Européens qui s'en servent
encore, que pour les Américains de nos jours
initiés aux plus récentes inventions en fait d'en-
gins culinaires et autres. Assortiment complet
de boucles, de parapluies, de chapeaux, de
perruques, de chaussures, etc., tout cela très
simple en général, la loi exigeant que la toilette
fût en rapport avec les ressources de chacun,
ce qui donnait lieu à des enquêtes rigoureuses :
ainsi se fonde la liberté.
Une vitrine recèle quelques bijoux histo-
riques, bagues, peignes, ouvrages en cheveux.
Les meubles du temps sont représentés par
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 283
des rouets, par de grandes chaises à fond de
roseaux, plus deux clavecins et la table sur
laquelle Moll Pitcher, la devineresse de la
Révolution, disait la bonne aventure. Tout
prouve l'absence absolue de luxe, une austé-
rité générale. Mais ce qu'il y a de plus
intéressant, c'est la salle des portraits : gou-
verneurs anglais, prédicateurs et philanthropes
célèbres, magistrats des xvii^ et xviii*" siècles.
Je n'aurais pu me figurer plus terrible l'icono-
claste Endicott, premier gouverneur de Salem,
avec ses yeux saillants d'une dureté de pierre
et sa face pâle d'oiseau de proie ; il est présent
à trois exemplaires. Les physionomies qui se
détachent des cadres vermoulus semblent se
ressentir de la farouche discipline qu'il faisait
régner autour de lui. Il n'y a là que des mines
sévères ou renfrognées, des femmes guindées
dans leurs vêtements sombres. Quelques pas-
tels à demi effacés attestent cependant que,
mêm<^ alors, on pouvait posséder l'agrément
de la jeunesse. Le peintre quaker, Benjamin
West, nous apparaît fort laid, personnifiant
l'art terne et ennuyeux ; il se hâta de passer
en Angleterre où l'on sait que, favorisé par
George III ^ il fonda l'Académie royale des
Beaux-Arts, ce qui doit lui faire pardonner
284 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
ses tableaux. Un portrait ridicule, — jambes
torses, habit rouge, large figure commune
épanouie par le contentement de soi, — c'est
celui de William Pepperell. Marchand par état,
il était soldat par goût ; c'est lui qui força de
capituler l'imprenable Louisbourg. Le hasard
l'avait servi sans doute, mais ce coup de main
audacieux lui valut les plus grands honneurs
militaires et le titre de baronnet. Sa suffisance
et son habit chamarré tranchent sur la gravité
environnante.
Quelle société maussade devaient former
tous ces visages auxquels le sourire semble
inconnu et que l'on dirait préoccupés de
la recherche du péché irrémissible ou d'autres
investigations intimes non moins désolantes !
J'ai vu peu de galeries plus caractéristiques
d'une race et d'une époque. On voudrait que
ces effigies des précurseurs de la Révolution
américaine fussent catalogués au profit des
travaux historiques de l'avenir.
Un mauvais tableau représente l'une des
principales scènes du procès, l'interrogatoire de
Jacobs, un vieillard infirme que sa petite-fille
accusa pour échapper à la prison. Les possédées
se tordent et désignent le pauvre homme à la
vengeance des juges ; une furie, les griffes en
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 2«5
avant, semble prête à se jeter sur lui. Toutes les
figures expriment la peur, cette peur d'où naît la
cruauté ; Jacobs, avec ses longs cheveux blancs,
son air d'honnêteté parfaite, aura beau supplier,
le gibet l'attend; la rétractation formelle du
témoignage arraché à une enfant de quinze ans
que le remords déchire ne sera pas écoutée.
A côté de l'Essex Institut se trouve Plummer
Hall, ainsi nommé du nom de son fondateur ;
c'est une importante bibliothèque construite
à l'endroit même où naquit Prescott. Salem,
avec ses souvenirs, semblait prédestiné à pro-
duire un historien.
Nous entrons dans la plus ancienne des
églises protestantes d'Amérique. Devant elle,
les voyageurs du vieux monde se sentent vieux
jusqu'à la caducité. En 1634, date de sa
construction, nous avions laissé déjà bien loin
derrière nous les siècles qui virent se déve-
lopper la magnifique floraison des cathédrales,
et l'Amérique se bornait encore à cette pauvre
petite cabane de planches mal dégrossies I On
l'a transformée en une espèce de reliquaire,
mais les reliques ne sont pas toutes purement
religieuses ; les débris d'une chaire à prêcher
et de vieux bancs, une table de communion
brisée, qui remontent aux Puritains, côtoient
2»0 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
le pupitre de bois massif sur lequel Hawthorne
écrivait ses romans.
Quatre maisons à Salem rappellent ce nom
célèbre : celle où naquit l'écrivain et qui se
tient à l'écart, avec son toit « en jambe de
cheval », dans une rue étroite et modeste;
celle qu'il habita par la suite, d'apparence
plus bourgeoise; le bâtiment de la Douane où,
tout en s'acquittant de sa besogne terre à terre
d'employé, il préparait la Scarlet Letter , son
chef-d'œuvre ; et enfin la Maison aux Sept
Pignons dont le nom sert de titre à une très
forte étude de caractères. Il me semble en voir
sortir un à un tous les personnages bizarres
et attachants créés par ce profond psychologue,
qui est lui-même bien à sa place dans l'at-
mosphère morose dé Salem. La Maison aux
Sept Pignons demeure toute pleine d'énigmes
et de secrets sous les grandes branches feuil-
lues qui l'enveloppent, presque à l'extrémité
d'une rue qui aboutit au bras de mer de
l'autre côté duquel se trouve Marblehead ,
fameux dans les fastes de l'Indépendance.
Pour finir, nous allons contempler, d'un
pont à l'ouest de la ville, la montagne des
Sorcières, Galloivs Bill, où avaient lieu les exé-
cutions. Ce sommet aride se dessine nettement
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 287
sur le ciel clair : on distingue un grand espace
désolé où notre imagination peut placer le
gibet. Le guide précise l'endroit, car il sait
tout. Il n'y avait pas d'enterrement chrétien
pour les sorciers et sorcières, on les enfouissait
dans quelque trou, sous un rocher ; le petit-
fils de Jacobs réussit cependant à emporter
sur son cheval le cadavre du pauvre vieux qui
repose près de sa ferme encore debout ; et une
digne femme, Rebecca Nurse, excommuniée
avant de mourir par une précaution habituelle,
a reçu depuis les honneurs d'un monument de
granit. Parmi ces malheureux, il y eut une
sainte, Mary Easty, qui, avant le supplice,
adressa aux juges une humble et magnifique
requête afin qu'ils lui accordassent, en échange
de sa vie, la grâce d'autres innocents.
Assez de tableaux funèbres; en voici un très
différent, d'une irrésistible drôlerie ; il m'a fait
éclater de rire sur le chemin même du gibet,
tout à l'extrémité de ce faubourg qui rejoint
par un tramvs^ay le village de Peabody, où
naquit le fameux philanthrope ainsi nommé.
Une enseigne bizarre se balance au-dessus
d'une porte basse ; on y lit en lettres tourmen-
tées Lio Sam et, la porte étant ouverte à cause
de la chaleur, j'aperçois le plus curieux inté^
288 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
rieur de blanchisserie chinoise, un vrai sujet
d'écran : deux figures d'hommes pareils à de
vieilles femmes ; l'un d'eux, accroupi derrière
son comptoir, rit et se contorsionne, sa grosse
tête roulante entre ses grandes manches ; l'autre
s'occupe diligemment à repasser d'une main
légère. La silhouette vue de dos, les épaules en
l'air dans une ample camisole où toute la brise
qui nous manque semble s'engouffrer, est im-
payable. Point de meubles, sauf un réchaud,
des corbeilles éparses et partout du linge
enveloppé de papier formant des paquets de
formes biscornues, variées à l'infini. Il y a de
ces boutiques-là dans toute l'Amérique, mais
jamais Chinois n'ont jailli plus à propos
pour dissiper d'un coup d'éventail les noirs
fantômes du puritanisme anglo-saxon. Ce
réduit tout païen me fit l'effet d'une soupape
de sûreté ouverte sur des régions où il n'y a
pas de terreur religieuse, pas d'examen de
conscience, ni d'âme torturée par conséquent,
ni de péché irrémissible, ni rien que de la
couleur et de la fantaisie. Rencontrer Lio Sam,
en vue de la montagne des Sorcières, me fut un
soulagement inappréciable dont je reste recon-
naissante à toute la race jaune.
LA PISCATAQUA.
Je ne voudrais pas laisser mes lecteurs sous
l'antipathique impression que Salem peut
donner des vieux puritains. Nous irons cher-
cher ceux-ci dans des campagnes dont la beauté
demande grâce pour leurs premiers habitants
trop austères, cette beauté que reflètent certains
poèmes d'Emerson. Seul il pouvait nous en
faire sentir les nuances infinies, et peut-être
a-t-il même contribué à la créer en lui prêtant
une âme exquise ; lisez plutôt la petite pièce
intitulée Rhodora, Ailleurs, il y a des bois et
des pâturages, mais ils n'ont rien de commun
avec ceux qu'a célébrés le poète par excellence
de la Nouvelle-Angleterre, d'une voix à laquelle
j'ai pensé tout à coup le jour oij mon oreille
17
290 NOUVELLE-FRANCE ET NOUV ELLE- ANGLETERRE.
fut surprise sous les grands pins par le chant
de la grive-ermite. Chant unique, d'une solen-
nelle douceur, d'une limpidité cristalline qui
tombait à intervalles de la voûte des arbres
comme une prière interrompue, puis reprise,
puis lentement éteinte, en vous laissant la
nostalgie de l'entendre encore. Certainement
ce dut être une grive-ermite que le bon moine
de la légende écouta cent ans de suite, sans
s'apercevoir de la fuite des heures. Nous ne la
connaissons pas en France, nous n'avons pas
non plus ces bois de pins qui chantent et qui
fleurissent, où l'on cueille des orchis admi-
rables, des fraises sauvages en quantité, où la
star-flower sème partout ses étoiles d'argent.
Voilà pourquoi je reviendrai un instant à la
Piscataqua.
Cette ravissante rivière, tout en décrivant
de nombreuses chutes, borne le Maine à
l'ouest ; il fait bon suivre ses bords du
côté de South-Berwick et de Salmon-Falls.
Elle court entre les bois et les pâturages.
Immenses , sur les « hautes terres » qu'ils
recouvrent, sont ces pâturages typiques de la
Nouvelle -Angleterre, entrecoupés de rochers
où les genévriers poussent par touffes épaisses.
Çà et là, un cèdre battu par les vents, ou un
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 291
grand sapin noir aux branches déchirées rompt
l'uniformité du plateau. Des chevaux galopent
en liberté; la solitude est absolue; pas un
être humain. Sur les barrières grises qui bor-
dent la prairie sont perchés des bobolinks, ces
artistes en renom, qui, presque autant que
le mocking bird, sont opposés volontiers à nos
oiseaux d'Europe. Mais je ne connais d'eux que
leur habit, un habit noir, avec petite pèlerine
cendrée et petit capuchon du même ton, ourlé
de jaune. Ils se taisent prudemment, comme
s'ils craignaient de risquer leur réputation
devant un public qui a entendu le rossignol.
Heureux les enfants, qui ont pour s'y ébattre
ces pâturages merveilleux où l'on découvre un
monde ! Je défie les voyageurs eux-mêmes, ces
grands enfants, de résister à l'envie de mettre
au pillage les trésors qu'ils recèlent : myrtilles,
cornouilles, airelles, checkerherry au feuillage
poivré et parfumé que l'on goûte comme un
fruit, waxberry qui donne de la cire, ancolies
d'un rouge de corail dont nous faisons des
gerbes, ronces luxuriantes aux fleurs larges
comme des églantines, aux traînes intermi-
nables ; n'oublions pas, entre mille autres, cette
fleurette délicate sobrement habillée de gris et
appelée avec justesse Quaker lady, car elle a
292 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
tout de bon des allures réservées de petite
quakeresse.
Lorsque nous atteignons les fermes, espa-
cées à de longs intervalles, elles nous apparais-
sent à travers les lilas en pleine floraison et les
pommiers qui s'alignent autour d'elles. Très
anciennes pour la plupart, elles sont du même
gris que les fences, barrières, — le gris brillant
du white pine alternativement lavé par les
neiges et brûlé par le soleil. On les construi-
sait sur la hauteur, l'approche des Indiens
étant sans cesse guettée. J'entends à ce sujet
des histoires terribles, celle entre autres d'une
famille dont les descendants existent. Le mari
et la femme, nouvellement accouchée, furent
emmenés au Canada, chacun de son côté, par
les sauvages qui avaient pillé leur ferme. En
route, l'enfant que portait la jeune mère se
mit à pleurer. Un Indien le saisit, lui brisa la
tête contre un arbre et laissa le petit cadavre
aux aigles alors très nombreux sur la Pisca-
taqua. Longtemps après, le mari, qui avait
réussi à s'échapper, retrouva sa femme au
Canada où elle avait fini par se remarier, le
croyant mort ; il la reprit, la ramena chez lui
et ils eurent beaucoup d'enfants qui firent
souche à leur tour dans le pays.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 293
La vie rurale n'a pas en Amérique l'aspect
pittoresque qu'elle garde encore chez nous ;
les machines, sans relâche perfectionnées, y
suppléent trop à l'effort des bras; là-haut,
pourtant, dans les vastes pâtures, rien ne
m'empêche de rêver la vie des Puritains d'il y
a deux cents ans, avant les inventions et les
progrès de l'industrie. Le colon de ce temps
primitif fabrique tout chez lui, aussi bien le
rude lainage à rayures qui, avec un grand cha-
peau, de longs bas et des culottes de cuir,
habillent les hommes, que la grosse toile à
carreaux dont sont faits les tabliers des ména-
gères, occupées tout le jour à fder, à tisser et à
coudre dans leur intérieur. Ils sont solidement
bâtis, malgré un régime plus que frugal de
porridge et de pain de maïs. Les voici, se ren-
dant au meeting, les vieux à cheval deux par
deux, la femme un bras passé autour de son
mari, les garçons et les filles, à pied, portant
dans chaque main leurs souliers du dimanche.
Gens trop vertueux et sans pitié pour qui ne
l'était pas. Toutes leurs étroites pensées mon-
taient vers un Dieu farouche qu'ils avaient,
plus que ne le firent jamais aucuns dévots,
formé à leur image; un Dieu qui défendait les
spectacles, la musique, les cartes, tout ce qui
294 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
n'était pas en un mot le travail et le proche.
Il reste encore une forte dose de puritanisme
dans Tamalgame dont est sortie l'Amérique
contemporaine, mais à titre de levure, — ce
mot très juste est de M. Ghapman, — il a son
prix inestimable. Le jour où des terres nou-
velles réclamèrent la dispersion de ces impi-
toyables répresseurs, leur force morale conges-
tionnée trouva une issue, se répandit, s'infiltra
dans les masses, devint bienfaisante*.
Un de leurs plus graves défauts me paraît
avoir été une disposition à incriminer les avan-
tages que tel ou tel d'entre eux possédait sur
les autres. De même qu'à Salem, le révérend
Barrough fut pendu, quoique ministre, pour
cause de force herculéenne, ses muscles ne
pouvant lui venir que du diable, et une pauvre
fille, Elisabeth How, condamnée pour le charme
de douceur et de bonté qui attirait à elle les
petits enfants, certain riverain de laPiscataqua
faillit payer de sa vie l'intelligence supérieure
qui lui avait fait découvrir un chemin de tra-
verse extraordinairement court conduisant à la
forêt. Nous allons profiter de ce chemin qui
s'appelle encore le Witchman's Trot, la Trotte
1. Emerson and other Essays, by John Jay Chapman. New-
York, 1898, Scribner.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 295
du Sorcier, pour gagner les bois de pins où
prudemment il prit le large avant d'avoir la
corde au cou.
Je ne connais rien de plus délicieux que de
parcourir au pas de deux bons chevaux les in-
comparables bois de pins du Maine. Il y a bien
une douzaine d'espèces de ces arbres : pins
blancs, ce que nous appelons pins du Nord,
pins rouges, pins résineux, pitch-pins, hemlocks,
le sapin du Canada, d'une moins délicate
élégance, mais souvent gigantesque, d'autres
encore que l'on reconnaît au nombre de leurs
feuilles réunies dans une même gaine cylin-
drique. Il s'ensuit une diversité de structure et
de nuances qui empêche que l'accusation de
monotonie, généralement portée contre la forêt
de pins, soit applicable ici. Le voisinage de
l'eau lui prête en outre une physionomie spé-
ciale. A travers le rideau des branches appa-
raît par intervalles la surface bleuâtre de la
Piscataqua. Une trouée dans la muraille éter-
nelleriient verte nous permet d'apercevoir telle
voile blanche qui s'avance fantastique comme si
elle nageait dans le feuillage.
A l'endroit où l'épaisseur du bois est plus
marquée encore qu'ailleurs, Miss Jewett me dit :
— C'est ici qu'on vient en décembre cou-
296 NOUVELLE-FRANCE ET NOU VELLE- ANGLETERRE.
per les arbres de Noël et tous ces panaches
décoratifs qui remplissent pendant la fête les
maisons et les églises.
Les chevaux cependant, habitués à cet exer-
cice, écartent de leurs têtes patientes la ramure
qui partout barre le passage, et qui se referme
derrière nous, car il n'y a pas de chemin
apparent; la petite voiture roule sans bruit sur
la mousse, et mon amie descend de temps à
autre pour repousser quelque obstacle d'une
main adroite et forte. La vie au grand air
donne aux femmes, fussent-elles des dames,
une vigueur qui passe pour être refusée à leur
sexe dans les pays moins rudes et moins libres,
où il ne leur est pas encore permis de compter
sur elles-mêmes.
La beauté des bois de pins et des pâtures ne
doit pas me rendre injuste cependant pour la
côte, avec ses baies profondes, ses promon-
toires, ses îles et ses marais salants.
VI
LES PLAGES DU NORTII-SIIORE
Tout a été dit de Newport, la reine des
plages américaines, comme on l'appelle ; mais
je ne crois pas qu'on ait autant parlé des bains
de mer de la côte Nord du Massachuselts
(North-Shore) qui n'ont à lui envier que le ta-
page du luxe. Personne, parmi ceux qui les
connaissent, ne leur reprochera de se borner à
l'élégance. Et cette élégance n'est pas extérieure
seulement, elle implique aussi celle de l'esprit,
les innombrables villas qui sont le séjour d'été
de la meilleure société bostonienne à Man-
chester, à Beverly, à Magnolia, dans les loca-
lités qui se succèdent jusqu'à l'extrémité du
cap Ann, se vantant d'avoir reçu, de recevoir
encore les écrivains, les artistes les plus célèbres.
17,
298 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
Voici Manchester par exemple : la plage,
une plage de sable fin et blanc, a la curieuse
propriété d'émettre des sons d'harmonica lors-
qu'on l'agite, d'où son nom de Singing beach,
grève chantante ; tout le rivage est bossue par
de grosses roches dont la plupart supportent
des cottages émergeant d'un fouillis de verdure.
J'habite, chez une amie, l'un des mieux situés :
il n'est qu'à cinq minutes de la mer, mais
séparé d'elle par des bois de chênes, do
hêtres et de pins d'où semblent sortir les
voiles des bateaux de pêche qui s'éparpillent
dès l'aube sur cette adorable baie endormie
dans le calme du mois de juin. Un massif
de rochers nous protège contre le vent, il
est couvert de ces roses sauvages, simples,
mais très odorantes qui courent ici un peu
partout; un couple de rouges-gorges, robins,
gros comme des merles, au poitrail éclatant,
vient y gazouiller sous mes fenêtres matin et
soir. Derrière cet abri, la maison paraît
accroupie sous son vaste toit rougeâtre à pans
rompus qui s'incline vers une seconde toiture,
éployée pour ainsi dire au-dessus de la piazza.
Celle-ci, soutenue par des troncs de pins rouges
non équarris auxquels les branches, rustique-
ment taillées comme au hasard, prêtent des
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 299
chapiteaux, est garnie de coussins et de ber-
ceuses ; on y prend le thé, on y cause, on y
vit. Cette piazza enveloppe d'ombre tout le
rez-de-chaussée d'où nous découvrons la mer
des deux côtés. L'intérieur du cottage est dé-
coré avec un goût sévère, sur le modèle des
vieilles maisons de puritains : peinture som-
bre sur les murs, hautes cheminées de bois,
petits carreaux de vitrage ; la plupart des meu-
bles ont été collectionnés avec soin dans les
fermes d'alentour. Il s'y ajoute des objets d'art
discrètement choisis, beaucoup de fleurs.
Je ne me lasse pas du spectacle dont je jouis
de mes fenêtres au premier étage. L'une d'elles
donne sur la pleine mer dont les vagues, très
douces en cette saison, caressent une île blanche
toute proche. Des cottages couleur de brique,
aux toits bizarres, à pignons, à galeries, à ba-
lustres, s'égrènent parmi les roches grises et
moussues. De mon autre fenêtre je découvre la
presqu'île verdoyante qui cache le port de
Manchester. Le clocher d'une petite église res-
sort sur le lointain feuillu. L'eau immobile dans
une vasque arrondie fait penser à celle d'un lac.
Par le raidillon du jardin, je descends vers
d'autres jardins sans clôture qui s'ouvrent avec
une hospitalité familiale, tout le long de la
300 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
côte. La plupart des villas attendent encore leurs
propriétaires respectifs ; peut-être dans un mois
y aura-t-il trop d'équipages sur les routes, trop
de grandes élégantes, trop de monde; profitons
vite de ce moment sans pareil.
On marche au hasard au-dessus des plages
qui se succèdent, toujours en vue de la mer,
par des sentiers agrestes qu'envahissent la
fougère odorante, le sassafras ou le laurier ;
libre à vous de vous reposer sous les cèdres aux
branches étendues en parasol qui, plantés sur
ces falaises déchiquetées que l'on dirait rous-
sies au soleil, font penser à des pins d'Italie.
Je me rappelle quelques sites merveilleux, le
point entre autres où les roches forment un
étroit couloir, une sorte de canon; la marée
haute s'y engouffre écumeuse à vos pieds. Tout
à coup, en pleine sauvagerie, vous vous trouvez
au milieu de massifs d'azalées et de rhododen-
drons ; ce sont les parcs des chalets voisins qui
descendent vers le rivage, mêlant l'art à la na-
ture d'une façon piquante et imprévue. La mer-
veille en ce genre est un certain parc alpestre
de Beverly dont le Jardin botanique de Genève
pourrait donner ridée,'s'il était possible de com-
parer cette collection méthodique de la flore
des montagnes, cette espèce d'herbier vivant,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 301
l'admirable désordre, qui, tout étudié qu'il
5oit ici, semble absolument naturel. Fantaisie
sans rivale de botaniste et de poète. Je ne crois
pas que l'on puisse pousser plus loin que les
Bostoniens l'intelligence du décor.
Retournons à Manchester pour nous en
convaincre, regardons quelques-unes des villas
où l'architecture la plus capricieuse s'est donné
licence, toujours en faisant servir le bois aux
usages de la pierre. Celle-ci, par exemple, a le
caractère de la période coloniale, laquée blanche
avec une piazza qui d'un côté se trouve à la
hauteur du premier étage sur la mer ; de
l'autre, elle est de plain-pied avec le jardin.
On entre dans un hall aux baies largement
ouvertes, sans apparence de portes ; deux
grands salons à droite et à gauche ; un escalier
très original au milieu, dont le palier carré,
visible à mi-hauteur de l'étage, est décoré, à la
Véronèse, d'étoffes anciennes retombantes sur la
rampe où est perché un paon décoratif. Le
plus joli établissement qui se puisse imaginer
est formé airisi devant une espèce de lanterne
d'où la vue est magique. Dans cette maison,
les objets précieux rapportés d'Europe don-
nent par leur entassement pittoresque l'idée
d'une razzia. Ce satin à figures en relief.
302 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE- ANGLETERRE.
accroché en guise de rideau, fat une bannière
ravie à quelque couvent ; là-bas, des boiseries
d'église sont converties aux usages pratiques.
Tout est d'un cosmopolitisme achevé qui se
retrouve chez les personnes ; la conversation
effleure avec une spirituelle volubilité la chro-
nique des vieux pays. Les hôtes de céans
n'aiment et ne comprennent que ceux-là, ils
entremêlent dans leurs discours l'italien et le
français, comme s'il leur était plus facile parfois
d'exprimer leur pensée, frottée aux pensées
étrangères, dans une autre langue que leur
langue maternelle qui n'a pas de mots pour
toutes leurs sensations ; ils ne peuvent vivre
qu'à Florence ou à Paris ; ils arrivent, ils
vont repartir. On me dit que la guerre a
réveillé chez cette catégorie de Bostoniens l'in-
stinct filial pour l'Amérique, mais n'oublions
pas que nous sommes en 1897, et continuons
notre promenade.
A peu de distance, sur le chemin ombreux,
s'arrondit une espèce de porche frangé de
lianes luxuriantes. Voici une autre villa tout
en tourelles et en pignons revêtus de bar-
deaux noirs qui rappellent exactement l'armure
de schiste ajustée aux ressauts et aux encor-
bellements de certaines maisons bretonnes ; un
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 303
arceau est jeté au-dessus de la cour. On passe
sous cette voûte que rougit une vigne vierge et
on entre dans un intérieur décoré de tapisseries
de Béarnais, cadre charmant dédié à l'étude, —
la plus confortable des bibliothèques l'atteste
— et à la rêverie surtout. Comment ne pas se
perdre dans la contemplation des panoramas
découverts de chaque fenêtre ? Tous les genres
de vues existent ici : vue sur la pleine mer,
sur la campagne, sur les rochers sauvages, sur
un parterre soigneusement entretenu qui côtoie
un parc naturel que la main des hommes n'a
jamais touché. La mer bat cette riche végéta-
tion bien à l'abri sur son piédestal de granit.
Si vous le préférez, nous pouvons nous
diriger encore vers des vergers que Daubigny
eût voulu peindre, où les pommiers projettent
leur ombre sur un tapis de gazon. Et toujours
la grève est voisine, mélodieuse et douce.
Magnolia, malgré les fleurs qui lui ont donné
son nom, malgré sa belle plage en forme de
croissant, malgré les rochers chantés par Long-
fellow^, malgré l'amusant voisinage d'un cam-
pement d'Indiens du Maine — devenus fort doux
et sans autre intention de pillage que leur petit
commerce de paniers joliment tressés en herbes
odorantes, — Magnolia, malgré ses charmes
304 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
variés, n'a pas l'extrême distinction de Beverly
enveloppé dans des bois admirables où ses villas
trouvent l'illusion de l'isolement. Quelques-
unes sont de véritables châteaux, d'autres
affectent de n'être que des maisonnettes, mais
partout se manifeste un goût bien individuel
et une recherche exquise. La différence entre
la plage de Magnolia et ses deux voisines,
Beverly et Manchester, c'est qu'elle n'est pas
accaparée par une coterie de choix, qu'elle
se prête davantage aux simples baigneurs,
qu'on y trouve beaucoup de maisons à louer,
beaucoup d'hôtels. Beverly et Manchester au
contraire sont des diminutifs de Boston, aussi
exclusifs, aussi repliés sur eux-mêmes, aussi
fermés aux intrus que peut l'être Boston lui-
même.
De la piazza, où je viens de passer quelques
semaines j'assiste aux feux de joie du 4 Juil-
let, la fête nationale. Peut-être est -elle
bruyante dans les villes comme l'est le
14 Juillet à Paris ; mais ici elle n'est que
poétique. Tous les jardins qui couvrent les
tertres s'illuminent ; on dirait des vers luisants
dans les bordures, des fruits de feu suspendus
aux branches. Puis l'énorme brasier s'allume
à l'entrée du village, dardant sur la mer des
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 305
lueurs d'incendie, tandis que mille fusées
rivalisent avec les étoiles et réduisent à néant
l'éclat des mouches phosphorescentes, fire-
flieSy qui défraient notre illumination quo-
tidienne. Chaque soir la piazza est pailletée
d'étincelles, et les phares qui défendent la
côte, entre autres les deux jumeaux que l'on
nomme les Deux Sœurs, brillent les uns fixes,
les autres à éclipse. Mais aujourd'hui tout est
en feu pour fêter l'ère de la liberté améri-
caine. Les hôtes des bois voisins en sont épou-
vantés, et le lendemain nous trouvons collées
aux vitres diverses espèces de papillons peints
de nuances que les plus belles fleurs pourraient
envier ; éperdus, ils sont venus se réfugier sous
l'auvent de la piazza.
La population de Manchester n'a rien épar-
gné pour cette manifestation patriotique.
Curieux petit village qui possède une biblio-
thèque digne d'une ville importante et des
églises-chalets de toutes les dénominations ;
baptiste, unitairienne, congrégationaliste, épis-
copale, catholique. Je vais à cette dernière, où
j'entends un bon prêtre extraordinairement
énergique tonner contre les bicyclettes, en
accusant les jeunes filles de n'avoir que des
roues dans la tête, jeu de mot qui fait sourire
306 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
ces demoiselles, des petites ouvrières en chaus-
sures , wheel voulant dire , par extension ,
étourderie , billevesée. C'est le jour de la
première communion qui est donnée à cinq
ou six enfants dont le type quasi arabe me
frappe tout d'abord ; une colonie portugaise
a fourni jadis cet appoint, d'ailleurs peu consi-
dérable, de catholiques.
Aux petites filles, noires comme des mouches
et couronnées de roses blanches, le prêtre fait
promettre solennellement de ne boire aucune
boisson fermentée jusqu'à leur majorité. Ce
post-scriptum au renouvellement des vœux du
baptême m'étonne un peu. Les catholiques ne
sont ni nombreux, ni riches, ni très éclairés
à Manchester. Ils appartiennent tous à la classe
inférieure, je le devinerais en regardant les
vieux , mais la mise des jeunes filles me ferait
supposer tout le contraire. Une bonne partie
de ce qu'elles gagnent passe en chiffons.
Que doivent penser de cela les ancêtres puri-
tains? Qu'en eût dit le Salem de 1692? Il
n'est pourtant qu'à une heure de distance de
Manchester, de Beverly et de Magnolia.
VII
LE « COMMENCEMENT » A CAMBRIDGE
Je ne finirai pas [le récit de ce mois de juin
dans la Nouvelle-Angleterre sur un tableau de
modernité esthétique : l'une de mes dernières
et plus vives impressions ne fut que très rela-
tivement mondaine. Je l'éprouvai à l'Université
de Harvard le jour de la distribution des
diplômes. Il y a cent ans, le Commencement de
Harvard Collège était la grande fête populaire
de l'État de Massachusetts ; elle débordait sur
le terrain communal comme jadis chez nous la
foire du Landy. Telle qu'elle s'ofPre à moi dans
la magnifique salle Sanders, elle a un carac-
tère plus intime. Les invités, pourvus de cartes,
envahissent le Mémorial Hall, le grand édifice
commémoratif élevé à la mémoire des membres
308 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
de l'Université qui périrent à la guerre. Ce
Hall renferme, outre un vestibule grandiose
décoré de tables de marbre portant les noms
des victimes, outre la grande salle des portraits
où un millier d'étudiants prennent chaque
jour leurs repas, une salle de spectacle, le
Sanders Théâtre, destinée aux grandes céré-
monies. Sur la scène figurent aujourd'hui,
(30 juin 1897), le président, les administrateurs
et les professeurs de l'Université. Les lauréats
remplissent le parterre ; dans les galeries se
presse la meilleure société de Boston et de
Cambridge. Discours du président, lectures
d'autres discours anglais et latins prononcés par
les nouveaux bacheliers, licenciés et docteurs.
Défdé des jeunes gens qui montent les degrés
pour recevoir leurs diplômes. Si l'on songe que
près de trois mille étudiants sont répartis à
Harvard dans les facultés des lettres et des
sciences, de théologie, de droit et de médecine,
on comprendra que la liste doive être longue.
Un étranger trouve beaucoup d'intérêt à
cette nombreuse réunion, au spectacle donné
par toute cette robuste jeunesse, à qui le sur-
menage paraît être inconnu, grâce à l'habi-
tude des jeux athlétiques alternant avec les
efforts du cerveau ; mais enfin dans tous les
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 309
pays du monde, il y a des distributions de prix
équivalentes. Un Commencement plus nouveau
pour moi fut celui de l'Université de Radcliffe,
l'annexe féminine de Ha^rvard. Il avait eu
lieu la veille, 29 juin, dans ce même local,
et l'aspect d'ensemble était rendu beaucoup
plus riant par la prédominance des jolies
figures, des jolies toilettes. Les graduées, à
qui la toge et le bonnet carré prêtaient un petit
air très coquet de travestissement, entrèrent
les premières, à la suite de leur présidente
madame Agassiz, la veuve du grand natura-
liste, sa collaboratrice pour le Voyage au Brésil,
et de Miss Agnès Irv^in, la doyenne (dean) de
Radcliffe, l'une des personnes qui donnent
l'impulsion la plus sage et la plus forte
aux progrès de l'éducation des fdles. Le
comité des dames directrices, M. Arthur
Gilman qui se dévoua si activement à la for-
mation du collège dont il est le régent, et
les représentants officiels de l'Université de
Harvard, prennent place aussi sur l'estrade où
les blanches toilettes de ce qu'on me dit être
le Glee Club, le Club de la Joie, apportent une
note brillante et gaie.
Le doyen de la faculté de théologie prononce
la prière d'usage, puis les gracieuses personnes.
310 NOUVELLE-FRANCE ET N OU VELLE- ANGLETERRE.
au nombre de quarante, en qui s'incarne si
bien la Joie, chantent la dixième ode du
second livre d'Horace, Rectius vives, Licini.., à
la louange de la médiocrité.
Madame Agassiz, très imposante, en velours
noir, s'approche alors d'une petite table qui
porte une rose rouge et une rose blanche, les.
couleurs de Harvard et de Radcliffe. Sans la'
moindre pédanterie, comme elle parlerait dans
son salon, elle passe en revue l'œuvre accom-
plie pendant l'année. On sait comment s'est
fondée cette université féminine, sortie tout
naturellement de sa grande sœur aînée. Il a
fallu deux siècles pour que l'on reconnût que
les jeunes filles avaient autant de droits que
leurs frères à d'excellents professeurs et à une
admirable bibliothèque. Cependant la coédu-
cation, qui réussit dans l'Ouest, n'obtenait pas
les suffrages des Bostoniens très européanisés
sous beaucoup de rapports. L'idée vint à de
bons esprits de réunir deux collèges distincts
sous les auspices d'une même faculté ; on la
mûrit, on la discuta longtemps, cette excel-
lente idée, car en 1878 seulement elle se réa-
lisa; môme l'incorporation proprement dite
n'eut lieu qu'en 1894, après dix-sept années de
succès soutenus.
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 311
Depuis lors le président et les agrégés de
l'Université de Harvard, qui déjà patronnaient
l'Annexe, sont devenus responsables des
diplômes accordés aux étudiantes. Celles-ci, sans
être assises sur les mômes bancs que les étu-
diants, ont part dans une large mesure aux
. mêmes privilèges. Un groupe de dames, appar-
tenant au meilleur monde, veille sur elles de
la façon la plus maternelle dans le collège
même et hors de lui, s'intéressant à leurs tra-
vaux, les aidant à organiser leurs plaisirs, les
recevant avec aménité, leur offrant les inesti-
mables avantages du contact et de l'exemple.
Voilà ce que ne rappelle pas madame Agassiz
qui eut dans ces développements une trop belle
part pour vouloir en faire l'éloge. Elle expose
les progrès matériels du Collège grandi par
des acquisitions de terrains considérables, elle
parle du besoin pressant de créer de nouveaux
laboratoires et annonce les généreuses dona-
tions faites par certains particuliers en vue de
créer ' des bourses.
Les noms d'une trentaine de bachelières et
d'une demi-douzaine de licenciées sont procla-
més. Elles défilent devant leur présidente qui
remet à chacune un parchemin. J'aurais voulu
de profondes révérences, mais il faut bien que
312 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
les pensionnaires de nos pauvres vieux cou-
vents aient au moins un petit avantage sur
leurs triomphantes rivales : ce joli plongeon au
plus profond des jupes que nous a légué le
menuet.
Madame Agassiz parle en termes chaleureux
de miss Kate Peterson qui, ayant rempli toutes
les conditions nécessaires pour atteindre au doc-
torat en philosophie, n'a pu cependant obtenir
ce diplôme ; il n'est pas accordé aux étudiantes
de Radcliffe. Les flatteuses attestations de
ceux-là môme, qui lui refusent un titre mérité
so mêlent aux compliments que miss Peterson
reçoit de ses compagnes. Je demande à lui
être présentée, et je suis frappée de sa sim-
plicité parfaite. Il n'eût tenu qu'à elle d'aller
demander à une autre université le diplôme
en règle qu'elle n'aura pas dans celle-ci, mais
elle s'en est gardée, satisfaite d'avoir été à
l'honneur, fût-ce sans profit. Au fond, une
simple certificat de Harvard vaut tous les
brevets du monde, et miss Peterson ne se laisse
pas tenter par des mots. Elle compte parmi
ces jeunes filles, de plus en plus nombreuses,
qui travaillent pour le plaisir de travailler,
qui tiennent à la culture pour la culture elle-
même. Avec ses joues rosés, son frais sourire,
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 313
cette gentille philosophe est une preuve vivante
de l'excellente éducation qu'on reçoit à Rad-
cliffe. Un prix spécial va lui permettre de se
reposer en voyageant. Le prix de deux cent
cinquante dollars (douze cent cinquante francs),
réservé au meilleur essai en langue anglaise,
est décerné à une bachelière, miss Dix, qui a
écrit déjà plusieurs pièces, jouées sur la scène
de VAuditorium,
Puis les chants recommencent, les serre-
ments de main ; de joyeuses et cordiales
conversations s'engagent, chacun paraissant
oublier qu'il y a là une plate-forme et sur la
plate-forme un escadron de savantes. Ce ne
sont que de vraies jeunes filles aussi gaies,
aussi naturelles qu'elles pourraient l'être au
bal. L'influence de leurs patronnes et amies,
qui n'ont rien de commun avec les institutrices
de profession, mais qui possèdent l'usage du
monde, l'expérience de la vie, est certaine-
ment pour beaucoup dans cette attitude ; elle
obtiendrait grâce auprès des plus farouches
contempteurs de l'instruction supérieure des
femmes. Puissent nos doctoresses de l'avenir
ressembler à miss Kate Peterson si parfaite-
ment féminine dans sa souriante acceptation
d'une différence injuste au fond I
18
314 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
L'absence de formalisme du a Commence-
ment » de Radcliffe opposée à la pompe un
peu emphatique du « Commencement » de
Harvard , marque assez qu'aux États - Unis
comme ailleurs les femmes de goût cherchent
à se faire pardonner ce qu'elles savent. Plus
la femme sera l'égale de l'homme, moins elle
s'efforcera de le paraître. Les voix charmantes
du Glee Club nous le chantaient tout à l'heure,
avec le vieil Horace :
Sache replier tes voiles enflées par un vent trop favorable.
Tout en repliant prudemment ses voiles, la
nef de Radcliffe Collège est sûre, beaucoup
plus que certains navires trop orgueilleux, — ou
trop pressés, — d'arriver glorieusement au port.
VIII
ENTRE VOISINS
Je laisse le lecteur tirer les conclusions
qu'il voudra de ces notes prises un peu au
hasard, chemin faisant, et me bornerai à
indiquer sur une dernière page quels sont
les sentiments réciproques de la Nouvelle -
France et de la Nouvelle-Angleterre.
Ils n'ont au fond rien de sympathique, quoique
Francis Parkman, un brillant écrivain dont
s'enorgueillit très justement Boston, ait con-
tribué' plus que personne à mettre en lu-
mière le Canada par ses travaux devenus
célèbres : les Pionniers français dans le Nou-
veau monde, la Découverte du Grand-Ouest, les
Jésuites dans r Amérique du Nord, la Conspi-
ration de Pontiac, etc. Il y a là une série de
316 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
beaux livres écrits dans le style vivant et coloré
qui fait comparer leur auteur à Washington
Irving, et palpitants d'intérêt, en outre, à
l'égal des romans d'aventure les mieux ma-
chinés, quoique la conscience et la probité
historique comptent parmi les qualités maî-
tresses de Parkman. Les Canadiens le recon-
naissent, mais ils lui reprochent cependant
de n'avoir pas su choisir les matériaux qui
s'offraient à lui et qu'il étale avec une irritante
impartialité, contribuant ainsi, prétendent-ils,
à répandre beaucoup de calomnies ; en outre,
il est protestant, il examine les événements au
point de vue purement humain ; il écarte les
motifs surnaturels, le miracle, la suprême
beauté de la légende. Parkman est donc pour
les Canadiens un de ces alliés dangereux, mais
puissants, dont on se targue tout en se méfiant
de leurs bons offices. Ils ne lui pardonnent pas
d'avoir représenté le gentilhomme de chez eux
en bandit, un fusil à la main, le crucifix au
cou, sortant de la forêt avec une troupe
mêlée d'Indiens hurlants, en peinture de com-
bat, et de Français presque aussi sauvages
qu'eux, pour fondre comme un lynx sur quel-
que ferme ou quelque hameau écarté de la
Nouvelle -Angleterre. Et Parkman ajoute :
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 317
« Combien la Nouvelle-Angletere le haïssait,
que les chroniques le disent. Les taches de
sang les plus rouges sur nos vieilles annales,
marquent la trace du gentilhomme canadien. »
Voilà pour le Canadien d'autrefois qui,
comme le font remarquer ses défenseurs, eut
d'autres procédés de guerre pourtant à la Monon-
gahela, à Oswego, à Carillon, à Montmorency,
à Sainte-Foy, partout où furent battues les
troupes anglo-américaines.
Sur le Canadien d'aujourd'hui, écoutons le
romancier qui tient le premier rang auprès
de Henry James, William D. Howells. Dans
Their Wedding Journey qui, sous prétexte de
voyage de noces, est un véritable Guide en
Canada, il rend pleine justice aux beautés
pittoresques du pays, mais il insiste d'une
façon désobligeante sur l'apparence lourde-
ment rustique des habitants, sur l'alliance mal
assortie de leur tendresse pour la France et de
leur fidélité à l'Angleterre :
« Cette fidélité, dit-il, place un pays énorme
comme le Canada dans l'attitude ridicule d'un
grand garçon collé aux jupes maternelles et
sans caractère à lui. C'est une vie commode,
paisible et irresponsable qu'il mène, sans doulc,
mais il y manque cette grandeur qu'aucune
18.
318 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
prospérité matérielle ne peut donner, toute
situation volontairement subordonnée étant
ignoble. Malgré soi, on sent qu'il n'a pas de
bases solides dans le Nouveau Monde et qu'il
n'en aura pas tant qu'il n'aura point secoué la
tutelle anglaise. »
Il faudrait mettre ici les véhémentes ripostes
lancées par le Canada : « C'est cela ! nous
débarrasser de l'Angleterre pour nous livrer
aux États-Unis qui nous guettent, aux États-
Unis hérétiques et républicains, ingrats par
surcroît, car ils sont toujours prêts à oublier
que leur indépendance ils la doivent à la
France I Que lui ont-ils rendu en échange? La
Révolution et ses crimes, car l'Indépendance
de l'Amérique a préparé la Révolution fran-
çaise, comme la guerre d'Italie prépara les
désastres de 1870. Pauvre France, toujours
dupe de sa générosité I On l'exploite et on la
renie. Nous donner aux États-Unis I Mais les
États-Unis ne nous ont fait que du mal ; leurs
manufactures nous ont enlevé un demi-million
d'hommes dans la force de l'âge, dont l'exemple
est un malheur pour nos campagnes. Imiter
seulement les États-Unis serait le grand péril
de l'avenir... Nous donner à eux ! Le ciel nous
en préserve I »
DANS LA NOUVELLE-ANGLETERRE. 319
Howells a répondu d'avance avec une iro-
nique et dédaigneuse sagesse : « Ce serait grand
dommage en effet d'arracher le Canada à sa
mère simplement pour le réunir à un demi-
frère peu sympathique tel que nous... Il y a
des expériences qui ne nous sont plus possibles
et qu'on peut encore tenter là- bas au profit de
la civilisation. Mieux vaudraient deux grandes
nations côte à côte que l'union de traditions et
d'idées discordantes, mais nous n'en disons pas
moins au jeune géant retardataire qui se tient
entre le Saint -Laurent et les Lacs : « Coupez
une bonne fois les cordons du tablier, les,
lisières de l'obéissance, et, qui que vous soyez
tâchez d'être vous-même. »
Que je continue mon rôle d'écho, et vous
entendrez un prêtre éloquent qui, sur le terrain
de l'histoire, s'est fait l'avocat de son pays,
répliquer de la belle manière :
« S'il demeure un seul Anglais sur le
contipent d'Amérique, c'est la faute de votre
fanatisme puritain. Sans lui , nous vous
suivions, en 1775. Pourquoi, dans son étroi-
tesse, ne nous a-t-il pas garanti la conservation
du peu de libertés qui nous restaient ? »
Mais inutile de prolonger la querelle ; il n'y
aurait pas de raison pour qu'elle cessât, chacun
320 NOUVELLE-FRANCE ET NOUVELLE-ANGLETERRE.
ayant àdire son mot : Canadiens et « Bostonais »
se reprocheraient véhémentement par- dessus la
frontière, ceux-ci un manque absolu de culture
et de distinction, ceux-là leurs instincts de
parvenus, ce qui n'empêche pas les uns d'aller
chercher à Montréal et à Québec le reflet et le
souvenir de l'Europe lointaine, ce parfum d'un
long passé qui leur est si cher, et aux autres
d'envier quelque peu les merveilles d'industrie
qui ont produit si près d'eux une écrasante
richesse.
Je trouve difficile et intéressant d'imaginer ce
que pourra bien devenir le Canada — créé par
nous et conservant notre empreinte, habitué
par TAngleterre à l'exercice de la liberté,
instruit par le voisinage d'une république des
résultats, bons ou mauvais, de la démocratie,
— le jour où il se décidera, ayant sagement
éprouvé ses forces, à marcher enfin tout seul.
Quand sera tout à fait caduque l'Europe
épuisée, qui sait quel glorieux avenir peut être
réservé encore à cette France d'Amérique?
TABLE
I. — LES FEMMES DU CANADA FRANÇAIS 1
II. — SAINT-LAURENT ET SAGUENAY 73
III. — l'Éducation et la société au canada. 149
IV. — dans la NOUVELLE-ANGLETERRE 229
IMPRIMERIE CHAix, RUE BERGÈRE, 20, PARIS. — 23004-10-93. — (Encre Lorilleui).